##6 - Charlotte

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« J'ai absolument tout entendu, déclara Charlotte en ouvrant brusquement la porte du dortoir. On va tout reprendre à zéro, vous deux, parce que vous allez fragiliser l'équipage avec vos drames personnels. »

Charlotte invita Kadi à la suivre et à s'installer sur une couchette. Elle regarda tour à tour Armand, les yeux rougis, et Tobias, décidément trop pâle pour être pris pour un comédien. Le retour des deux comiques de Londres.

« J'ai du mal à le croire, mais tu es vraiment mort ? »

Elle força Tobias à reculer pour voir sa blessure. La plaie exsangue infligée par Armand se bouchait à vue d'œil. C'est de la magie... Ce serait fantastique de pouvoir soigner les marins comme ça, au lieu de les voir mourir et attraper toute sorte de maladies... Charlotte n'était pas effrayée par cette manifestation de sorcellerie. La misère l'horrifiait bien plus que de revoir un ancien ami devenu invincible.

« Vous allez m'écouter, maintenant, ordonna-t-elle en fronçant les sourcils. J'ai accepté d'embrasser Tobias il y a dix ans parce que j'en avais envie. J'étais jeune et je voulais voir ce que ça faisait, rien de plus. Pas la peine d'être mon chien de garde, Armand, tu es ridicule !

— Je–

— Tu-tu-tu rien du tout, tu me laisses continuer, le coupa-t-elle, autoritaire. Tobias, tu lui as dit que tu avais besoin d'aide, c'est ça ? Explique. Raconte tout. »

Tandis que Tobias cherchait ses mots, Charlotte jeta un regard en biais à son frère. Il fixait leur ancien ami avec un mélange d'attirance et de colère à peine voilée, parsemée de honte et de tristesse. Oh, Armand, Armand... Tu en es encore là ? Charlotte avait beau être un peu dépassée par les histoires d'amour des uns et des autres, les sentiments de son frère envers Tobias étaient difficiles à ignorer. Il n'a jamais rien fait pour le lui montrer, mais il l'aimait terriblement. Et, dix ans plus tard, Armand nageait encore dans un océan de confusion.

« J'étais désespéré quand vous avez quitté Londres. J'ai passé deux bonnes années à réfléchir et à hésiter, puis j'ai suivi votre voie en m'engageant dans la marine marchande britannique.

— On était dans la marine espagnole, le corrigea Charlotte. Et ensuite ?

— Je voulais vous retrouver et vous aider à enquêter sur la mort de vos parents. »

Armand se redressa, soudain alerte après un long moment d'abattement.

« C'est pour ça que tu nous posais toutes ces questions bizarres ? Juste pour nous aider, pas pour voler la fortune familiale ?

— Si vous travailliez dans une usine londonienne avec moi, un pouilleux de la pire espèce vendu par ses parents pour vingt shillings, vous n'aviez pas de fortune familiale. Je ne suis pas le dernier des idiots, j'avais bien compris que vous ne vous forciez pas à vivre ainsi depuis six ans en étant riches comme la mer. »

Armand baissa la tête, écarlate d'embarras. Charlotte ne pouvait pas lui en vouloir : elle avait également fini par croire que Tobias n'était pas animé par de bonnes intentions. Il s'insinuait entre les jumeaux à coups de manipulations plus retorses les unes que les autres, laissant sa curiosité tout dévorer sur son passage. Charlotte s'en était amusée, contrairement à son frère. En même temps, il avait sans doute plus de choses à cacher que moi.

« J'ai fini sur un négrier, et c'est là que j'ai rencontré Kadi. Elle vient de Sierra Leone, expliqua Tobias à Armand. Il y avait peu de femmes sur le bateau, et j'avais passé tout mon temps à chercher comment les libérer avant d'agir. »

Kadi rit doucement, comme si elle se remémorait la suite de l'histoire avec délectation.

« Un jour, des pirates ont tenté de prendre possession du négrier. Je voulais les suivre, mais Kadi m'a prévenu du danger en me montrant un navire de la Royal Navy à l'horizon... Les pirates ont été sabordés et massacrés jusqu'au dernier, et plusieurs de mes amis exécutés pour trahison. Elle m'a sauvé la vie ! Alors je l'ai suivie aux Antilles, à Curaçao, en prétextant une maladie contagieuse... Je ne suis pas monté sur le négrier pour repartir dans l'autre sens. J'ai passé plusieurs semaines caché devant la maison de son maître. »

Deus Sel MachinaWhere stories live. Discover now