##32 - Armand

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Grisé par la tournure radicale que sa vie avait pris en quelques mois, Armand fut encore plus excité de voir Nassau se profiler à l'horizon.

« C'est agréable de ne pas être capitaine, mine de rien, dit-il à Jackson. Je n'étais pas fait pour autant de responsabilités. Ça te va comme un gant !

— Tu n'étais pas si mauvais. L'équipage n'a pas voté pour toi sans raison, tu sais. Tu te battais comme un lion et tu étais parfaitement équitable, ce qui n'était pas le cas de Lowry.

— Je ne sais plus me servir d'un sabre, et j'étais trop peureux. Combien d'abordages ? Pour quelle fortune ? Je n'ai pas réussi à rassembler un stock de médicaments, et vois où ça nous a menés...

— Encore ces vieilles histoires ? Tu es hanté par un passé qui n'existe plus ! Tu veux te battre ? Apprends à te battre. Tu veux devenir une terreur des mers ? Mérite le poste de quartier-maître, je suis certain que Joe te le confiera sans rechigner. Sois la personne que tu veux être. Qu'est-ce qui te donne envie d'avancer, aujourd'hui ? »

Armand croisa les bras. La réponse était évidente, mais il ne savait pas comment réagirait Jackson.

« Je veux retrouver Kadi et lui permettre de vivre en paix, et Tobias.

— C'est tout ?

— Je voudrais vivre avec lui jusqu'à ce que la mort nous sépare, si tu veux tout savoir. »

Jackson hocha lentement la tête, et Armand se demanda s'il avait compris.

« Tu mérites d'être heureux, et j'espère que la mort vous prendra tous les deux en même temps. »

Il posa fermement une main sur son épaule et la secoua, faisant vaciller Armand. Il a compris.

Ils atteignirent Nassau le lendemain matin. Contrairement aux souvenirs d'Armand, la British Royal Navy ne les y attendait pas. Ils n'eurent pas besoin d'escorte pour accoster et se rendre dans la taverne la plus proche. Charlotte demanda avec espoir à la tenancière si elle avait vu un jeune homme anglais dans les environs – en vain. Les pirates ne venaient pas dormir chez elle, et ses clients arrivaient de Jamaïque.

Trois jours plus tard, Armand commençait à dépérir. Il passait ses journées assis dans le sable, sous le soleil brûlant, le regard perdu.

« Tu sais, l'encouragea Charlotte, si Tobias était encore en Angleterre, c'est normal qu'il mette du temps à venir. Il n'avait sans doute pas de poste de marin pour pouvoir partir. C'est encore plus difficile pour un Anglais de trouver du travail sur un navire que pour nous.

— Et s'il était mort ?

— Tu le saurais, Armand. Tobias n'est pas mort.

— On ne peut pas ressentir ce genre de choses. Je ne suis pas Nälkäinen. »

Armand renifla.

« Il aurait peut-être pu nous aider, celui-là.

— Tu racontes n'importe quoi pour pouvoir te plaindre, soupira Charlotte. Viens donc m'aider à acheter du rhum, Jackson ne sait plus quoi faire de tout l'argent qu'il a gagné ce mois-ci. »

Il la suivit à contrecœur, mais elle avait raison : il adorait ruminer et s'apitoyer sur son sort. J'avais de vraies raisons d'être malheureux, avant. Orphelin, Charlotte qui mourait sous mes yeux... Aujourd'hui, il devait simplement attendre. L'absence de Tobias à l'horizon lui était insupportable, mais il ne pouvait pas rendre les armes au bout de seulement trois jours.

« Est-ce que tu penses que Matthews se souvient de tout, lui aussi ?

— Sans doute, répondit Charlotte en évitant son regard. Mais je ne pense pas que ça change son opinion de la piraterie. Je ne le cherche pas, il ne me cherche pas, et la vie continue. »

Armand avait un mal infini à imaginer que sa sœur puisse être attirée par un homme aussi froid et borné que Matthews. Elle a dû voir en lui quelque chose qu'il n'a jamais voulu me montrer. Qui était-il pour juger les sentiments de Charlotte ? Elle le tuerait avant qu'il ne puisse donner son avis, de toute façon.

Quelques semaines plus tard, alors qu'il avait repris la mer avec Jackson pour attaquer un navire et ramener sa cargaison à Nassau, un bateau pirate accosta en catastrophe. À moitié échoué sur le sable, il penchait dangereusement à tribord. L'équipage débarqua en toute hâte cinq hommes très mal en point, recouverts de bandages ensanglantés.

« Aidez-nous ! s'exclama un homme à l'imposante barbe rousse. La Royal Navy nous a attaqués ! »

Armand songea qu'ils auraient pu finir dans le même état, si des navires pirates ne les avaient pas protégés de Matthews. Il enjamba en frissonnant le corps d'un jeune homme blond et crut se voir dans un miroir. Quelle horreur... Je n'ai jamais été blessé à ce point... L'un des pirates gémissant de douleur arborait une chevelure brune et bouclée tombant en cascade sur son visage meurtri.

« Tobias ? » murmura Armand, pris d'un mauvais pressentiment.

Il s'approcha de lui, perdu entre la joie de l'avoir retrouvé et le désespoir de le voir si souffrant.

« Tobias ! répéta-t-il plus haut, mais le jeune homme ne regarda pas dans sa direction. Tobias, est-ce que c'est toi ? »

Armand écarta ses cheveux de son visage et recula, déçu. Le blessé ne lui ressemblait même pas, vu de près. Il baissa les yeux et le laissa en paix, transporté par son camarade. Soudain, quelqu'un l'enlaça par derrière.

« Armand ! »

Il se dégagea de son étreinte et se retourna, affolé, incapable de contenir un espoir qu'il avait tenté de faire taire pendant des semaines. Son cœur fit un bond dans sa poitrine : le regard qui le fixait avec une joie insubmersible était bien celui de Tobias. Il tomba dans ses bras, ignorant que des dizaines d'hommes les observaient avec surprise. Deux pirates qui se pleurent dessus au lieu d'aider les blessés...

Armand ne sut pas combien de temps il passa à serrer Tobias contre lui, s'étonnant qu'il ne disparaisse pas en un claquement de doigts.

« Ça ne peut pas être réel, murmura-t-il. D'où est-ce que tu arrives ?

— Du nord de Cuba, répondit Tobias en soupirant de bonheur. Le bateau qui m'a transporté de Coro à Cuba s'est fait attaquer par des pirates... Je ne vais pas faire croire que ça me désole. Heureusement, ils ont laissé la vie sauve au capitaine, qui nous avait beaucoup aidés.

Nous ? répéta Armand. Est-ce que Kadi est ici ? Tu as travaillé sur un négrier et tu l'as sauvée, même sans tes souvenirs ? »

Tobias acquiesça et lui demanda de se tourner vers le navire. Kadi et Charlotte s'étaient déjà retrouvées et se racontaient leurs aventures en gesticulant.

« Elles ont autant de choses à se dire que nous, conclut Tobias. Est-ce que tu penses que nous serons acceptés sur ton navire ? Notre capitaine n'est pas très doué pour les abordages, et il a tenté d'attaquer la British Royal Navy au lieu de la fuir... Je préférerais ne pas risquer la mort tous les jours.

— Jackson est revenu à Nassau pour nous tous, Tobias. Tous ceux qui ont participé aux voyages de Nälkäinen se souviennent de toi et de Kadi, ce qui fait une bonne partie de l'équipage ! Vous serez accueillis les bras ouverts.

— Tous ceux qui ont participé... Vraiment ? Ils ont aussi gardé en mémoire ce qu'il nous est arrivé ?

— Oui ! Marco, Bill, Joe, le gros John, tout le monde. Ils le savaient depuis leur naissance et ont tout fait pour rester dans la piraterie et retrouver Jackson. »

Tobias fronça les sourcils et secoua la tête.

« Quel menteur ! s'exclama-t-il, outré.

— Qui, moi ? s'étonna Armand.

— Non, mais tu le comprendras bien assez tôt. »

Armand fit la moue. Tobias a encore quelques secrets à me cacher. Il sourit, jeta un coup d'œil furtif autour de lui et embrassa Tobias quelques secondes. Son amant devint écarlate, subitement intimidé.

« On s'en fiche, murmura Armand en lui caressant la joue. On n'ira pas sur leur navire, et Jackson sait déjà tout. »

Tobias parut alarmé de cette révélation, mais il haussa les épaules en l'enlaçant à nouveau. Personne ne leur prêta attention. Ils étaient libres.

Deus Sel MachinaWhere stories live. Discover now