##33 - Charlotte

35 9 0
                                    

« Je suis vraiment désolée que tu aies dû subir deux fois la même amputation, soupira Charlotte.

— Le plus agaçant, c'est de connaître la technique du miroir... mais de ne pas avoir de miroir.

— Est-ce que celui-ci te conviendrait ? »

Cette voix ! Charlotte leva les yeux et en eut le souffle coupé. Mal coiffé, mal habillé et arborant trois cicatrices sur le front, l'identité de cet homme ne faisait pourtant aucun doute.

« Connor... ?

— Je vais vous laisser, annonça Kadi en arrachant le miroir des mains de Matthews. Vous avez beaucoup de choses à vous dire, même si je pensais que non...

— Comment ça ?

— Il a joué la comédie. »

Charlotte regarda Matthews d'un air sévère.

« Qu'est-ce que ça signifie ?

— Je préférerais en parler à l'auberge, pas devant le reste de l'équipage.

— Ils se fichent bien de t'écouter parler, regarde ce qu'il se passe autour de toi...

— Je suis le quartier-maître de ce navire. Tout ce que je dis intéresse les autres. »

Charlotte haussa les sourcils et le suivit dans l'auberge la plus proche. Elle commanda de l'eau de coco, mais cette fois-ci le silence ne se fit par autour d'elle. Ses cheveux courts et son déguisement d'homme la protégeaient des ragots depuis des mois.

« Qu'est-ce que tu fais à la tête d'un bateau pirate ? C'est une infiltration ? Tu veux faire arrêter toute la ville de Nassau ?

— Charlotte. »

Il lui prit la main sous la table, et elle sursauta violemment.

« Pas devant tout le monde ! chuchota-t-elle avec humeur.

— Où, dans ce cas ?

— Derrière l'auberge... mais j'ai commandé une boisson, on ne peut pas partir !

— Ils s'en remettront. »

Dans ses yeux, Charlotte vit la détermination dont il avait fait preuve en les attaquant, dans une autre vie. Elle se souvint de ses peurs, de ses hallucinations, de son deuil amoureux et de tous les obstacles qu'il avait dû franchir pour rester à la tête de son navire. Il avait gardé ses secrets pour lui des années durant et avait révélé le plus important à Charlotte. Juste moi.

Elle se leva et l'entraîna à l'extérieur, à demi effrayée. Et s'il décidait de l'attaquer ? Combien de fois s'était-elle posé cette question, et combien de fois lui avait-il réellement fait du mal ? Jamais. Lors de leur toute première rencontre, son premier réflexe avait été de la protéger : il croyait que les pirates la retenaient prisonnière.

« Connor, le pressa-t-elle dès qu'ils furent cachés derrière l'auberge. Il faut tout me dire, maintenant. Je veux savoir si je peux me fier à toi ou non.

— À l'âge de sept ans, j'ai cru que je devenais fou. Je connaissais l'avenir, je me voyais déjà capitaine sur un navire de la British Royal Navy. Je me souvenais de toi alors que je n'étais qu'un enfant. Je me suis engagé dans la marine royale en espérant comprendre tous ces mystères, mais je n'ai rencontré aucun d'entre vous.

— C'est normal, nous avions déjà changé le passé, murmura Charlotte.

— J'ai attendu quelques mois, lorsque j'ai dépassé l'âge que j'avais en croisant votre chemin, puis j'ai changé de voie. J'ai quitté la marine royale pour la piraterie, dans l'espoir de tous vous retrouver. »

Charlotte secoua la tête, incrédule. Ce qu'il lui racontait n'avait pas de sens.

« Tu ne savais même pas si tout cela était réel ! s'exclama-t-elle. J'aurais pu ne pas exister... Rien n'aurait pu exister.

— J'avais pris une mauvaise décision en me séparant de toi au dernier moment, juste avant que tu ne décides de retourner dans le passé, c'est une certitude. Je devais réparer cette erreur.

— Connor... »

Elle resta immobile, incapable de faire le premier pas. Matthews avait bravé son propre esprit pour la retrouver, en se basant sur un pari complètement fou, et elle ne parvenait pas à lui prendre la main ou à se blottir contre lui. Pourquoi ?

« Nous ne nous connaissons pas, dans cette vie, lui dit-il, et elle sut ce qui la bloquait. C'est la première fois que je te rencontre, de même pour toi, et ce n'est pas facile. Pourtant... »

Il se frotta la joue, et Charlotte le sentit plus vulnérable que jamais.

« Je pense avoir fait le bon choix. Je t'ai trouvée par hasard sur cette île, après avoir croisé la route de Tobias et Kadi, et je trouve cela parfaitement normal. Il s'agit sans doute du destin, Charlotte. »

Matthews respirait tant la sérénité que Charlotte ne pouvait s'empêcher d'être calme à son tour. Elle posa une main sur son bras et soupira.

« C'est peut-être vrai, mais c'est difficile à croire. J'ai l'impression d'être terriblement chanceuse, un peu trop, même.

— J'attendrai l'éternité, s'il le faut, dit Matthews avec un grand sourire qu'elle ne lui connaissait pas. La satisfaction de savoir que je n'ai pas inventé toute cette histoire me suffit amplement. »

Charlotte pouffa. C'est bien lui. Toujours aussi grandiloquent et à côté de la plaque. Elle haussa les épaules et murmura :

« On n'est pas obligés d'attendre. »

Infiniment doux, Matthews se pencha vers elle et l'embrassa sur le sommet du crâne. Lui aussi, je vais le massacrer.

« Connor, tu vas m'arrêter ça tout de suite. J'ai passé la moitié de mon ancienne vie à m'énerver contre mon frère qui ne voulait pas avouer son amour à Tobias–

— Tobias ? répéta-t-il, étonné.

— J'aime ta réaction, et oui, Tobias. Je lui ai crié dessus pour qu'il fasse un effort, alors tu vas me faire le plaisir d'en faire un. »

Matthews ne sembla pas agacé par son caprice et ferma les yeux pour mieux réfléchir. Lorsqu'il les ouvrit à nouveau, son regard trahissait sa timidité.

« Dans ce cas... Charlotte, j'ai traversé l'Atlantique et tourné le dos à mon royaume pour te retrouver. Je souhaiterais passer le reste de ma vie de hors-la-loi à tes côtés et rendre heureux tous ceux qui t'aiment. »

Il posa ses lèvres sur les siennes, maladroitement, comme s'il avait peur de lui faire mal. Charlotte posa ses mains sur ses épaules, l'esprit trop agité pour prendre une décision plus romantique. Matthews sentit son manque d'expérience et rit doucement. Sa voix grave résonna contre son cou, provoquant des vibrations jusque dans son dos, et Charlotte songea qu'elle ne s'en lasserait jamais.

« Nous aurons tout le temps du monde pour nous y habituer, dit-il avec amusement.

— Est-ce que tu vas rejoindre notre équipage ? Tu es déjà quartier-maître...

— Je ne fais jamais la même erreur deux fois, Charlotte. Je vous suivrai jusqu'au bout du monde. »

Deus Sel MachinaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant