Deus Sel Machina

EPILOGUE - Kadi

« Alors, ça avance ? »

Kadi leva le nez de la grande feuille de papier qu'elle noircissait d'encre. Armand plissa les paupières pour essayer de lire, mais elle barra son champ de vision avec son crochet.

« Pas encore ! Ce n'est pas terminé !

— Attention, madame est une artiste... »

Kadi fit mine de lui donner un coup de poing et Armand s'éloigna en riant. Elle se replongea dans son travail, profondément concentrée.

Depuis quelques mois, Kadi alternait les rôles de navigatrice responsable du gouvernail et d'écrivain officiel du HMS Jolly Return. Charlotte lui avait appris à écrire car sa maîtrise de l'anglais oral ne lui suffisait pas : la langue temné ne possédait pas le même alphabet. Après quelques semaines, elle formait des lettres tout-à-fait lisibles, ce qui n'était pas une tâche aisée sans main droite.

Kadi racontait en détail les nombreuses aventures qu'ils avaient vécues dans une autre vie, et celles qui les attendaient encore. Le HMS Jolly Return entretenait une réputation de bateau pirate très peu agressif, qui n'attaquait que les négriers et les marchands les plus cruels. Armand, rapidement élu quartier-maître, faisait son possible pour que leur espérance de vie soit bien plus élevée que celle des autres hors-la-loi.

Dans un futur chapitre, Kadi comptait parler de sa rencontre avec Bai, un beau jeune homme libéré d'un négrier et qui serait bientôt le père de son enfant. En posant sa main sur son ventre légèrement arrondi, Kadi songea qu'elle retournerait voir sa famille un jour – une péripétie supplémentaire qui la grisait d'avance.

Elle avait sans doute assez raconté l'amour qui liait Armand et Tobias, et celui que Charlotte et Matthews partageaient sans le montrer. Pour une raison qui échappait à Kadi, ils avaient décidé de cacher leur idylle et de se retrouver en secret la nuit, dans un dortoir prévu à cet effet par Armand. Tout le monde est au courant, en réalité, soupira-t-elle en secouant la tête.

Le nouvel objectif de Jackson était de sauver tous les hommes traversant l'Atlantique contre leur gré, même si cette tâche resterait une chimère. Tous les jours, des centaines d'hommes et de femmes quittaient leur terre natale, arrachés à leur continent, sans espoir de retour, et Jackson ne pourrait pas tous les aider. Il faisait sa part, tout comme Tobias avait fait la sienne, et le monde s'enfonçait moins vite dans la noirceur.

Et moi, quelle est ma part ? Kadi trempa sa plume dans son petit pot d'encre et la posa sur le papier épais qu'ils avaient eu tant de mal à se procurer. Essayer d'être crédible, voilà ma part.

FIN