##19 - Charlotte

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« Matthews, reste ici ! »

Des bruits de pas précipités se rapprochèrent de la chambre de Charlotte. La jeune femme se redressa péniblement, prête à se défendre. Est-ce que Matthews vient me tuer ? Ça y est ? Elle secoua machinalement la tête, qui pesait horriblement sur sa nuque fatiguée. Non, impossible.

Le capitaine britannique ouvrit brusquement la porte coulissante et voulut la refermer, mais Armand ne le laissa pas faire. Il bloqua la porte avec son pied et s'écria :

« Tu ne resteras pas seul avec Charlotte !

— C'est une conversation personnelle ! » répliqua Matthews d'une voix aussi chancelante que son pas.

Alarmée par son attitude, Charlotte leva une main en direction de son frère.

« Laisse-le, il a besoin de se reposer.

— Dans ton lit ? On n'a pas besoin qu'il attrape la tuberculose ! »

Charlotte laissa échapper le soupir qu'elle réservait aux situations les plus graves, celles qui méritaient au minimum qu'elle gifle son frère puis elle-même, car on ne giflait pas les gens impunément. Armand ôta son pied de la porte sans rechigner, comprenant qu'elle ne l'écouterait pas. C'est bien, il se souvient de notre enfance. Charlotte était trop têtue pour son propre bien.

Matthews se laissa tomber lamentablement sur le lit de Charlotte.

« Qu'est-ce que tu fabriques ? s'exclama-t-elle, essoufflée par la fièvre, inquiète de ne pas pouvoir lui parler aussi longtemps qu'elle le voulait.

— J'ai... Je crois que j'ai eu des hallucinations...

— Devant Ching Shih ? Est-ce qu'il y a eu des morts ?

— Non, personne, Tobias nous a ramenés en 1720. »

Charlotte sentit un poids immense quitter sa poitrine. Le seul danger qui guettait le HMS Jolly dans leur propre époque se trouvait devant elle. Rien à craindre, du coup. Elle saisit le visage de Matthews entre ses mains, une petite voix murmurant dans son crâne qu'elle ne devait surtout pas le contaminer. Tais-toi, il a besoin de moi.

« Connor, raconte-moi ce que tu as vu. »

Matthews leva des yeux brillants de larmes vers Charlotte. Oh non... Je ne sais pas comment gérer ça... Avant de retrouver Tobias, Armand n'avait presque jamais pleuré devant elle. Aucune situation ne l'avait préparée à devoir consoler un adulte terrassé par ses propres démons. Gênée de lui tenir les joues de la sorte, elle déplaça une main sur son épaule sans oser le regarder.

« J'ai vu un poisson géant... Une créature mythique.

— Je pense pouvoir te confirmer que les poissons géants n'existent pas, effectivement.

— Mon équipage ne me fera plus jamais confiance ! »

Charlotte essuya du bout des doigts une larme qui coulait le long de sa joue. Connor... Le pauvre.

« Tu dois te rattraper en menant à bien cette mission. Tout le monde t'adulera, si tu réussis à négocier avec Ching Shih.

— Je me suis retrouvé dans cette galère par hasard, protesta Matthews. Je peux repartir sans problème, à présent. »

Charlotte le repoussa violemment, horrifiée de l'entendre insinuer une chose pareille.

« Tu vas me laisser mourir ! » s'étrangla-t-elle avant de sombrer dans une interminable quinte de toux.

Matthews tenta maladroitement de la calmer, mais Charlotte frappa ses mains à chaque fois qu'elles entraient dans son champ de vision.

« Je ne veux pas ta mort, mais je ne peux pas sacrifier mon équipage pour des pirates !

— Alors viens... mais sans eux. »

Matthews serra les lèvres, comme si une telle proposition pouvait être un dilemme à ses yeux. Franchement, entre moi et son équipage tout entier...

« C'est d'accord. »

Charlotte haussa les sourcils si haut qu'ils disparurent sous sa frange. Matthews poussait bien trop loin son besoin de protéger les plus faibles.

« J'ai envie de le faire pour toi, insista-t-il devant son air médusé. Je serais incapable de repartir avec mes hallucinations, en me demandant ce que ton équipage est devenu, ce que tu es devenue. Je ne supporte pas la culpabilité... Je ne peux pas vivre une deuxième fois ce que j'ai subi avec Fang-Yin. »

Charlotte le laissa parler longuement de sa conquête chinoise, partagée entre la jalousie et le malaise. Il se fiche totalement de moi. Je représente une damoiselle en détresse de plus, rien d'autre. Il est amoureux de sa marchande. Charlotte avait eu la folie d'espérer être spéciale à ses yeux, entre deux montées de fièvre. Elle le trouvait séduisant et émouvant, complexe, loyal mais pas borné.

« Fang-Yin a de la chance, lâcha-t-elle au milieu d'une phrase de Matthews.

— Pardon ?

— Fang-Yin avait le droit d'être une vraie personne.

— Est-ce la maladie qui te fait parler ainsi ? »

Charlotte lui adressa un regard inexpressif. Peut-être que oui, finalement. C'est possible.

« Je n'ai pas envie que tu me racontes ta vie amoureuse, Connor. Ou plutôt Matthews.

— Tout le reste de l'équipe a entendu cette histoire, et j'estime que tu mérites d'avoir autant d'informations que les autres. Je parle chinois, et en voici la raison.

— Tu parles chinois ? répéta-t-elle. Dans ce cas, fais-le et sauve-moi. Quand ta conscience sera tranquille, tu pourras retourner à ta petite vie tranquille. »

La quinte de toux qui suivit lui fit regretter d'avoir si mal répondu à Matthews. Elle se transformait en Armand, à présent... Méchante avec ceux qu'elle appréciait le plus et qui ne voulaient que l'aider. Le capitaine était venu jusqu'à elle pour être rassuré après ses hallucinations, pas pour se faire agresser gratuitement. Charlotte refusa d'attendre un jour de plus pour s'excuser.

« Désolée, souffla-t-elle. La fièvre.

— Je comprends. »

Matthews se redressa, un peu plus détendu. Dans ses yeux, Charlotte lisait le soulagement que leur dispute prenne fin.

« Je comprends que cette conversation soit gênante pour toi. Du peu que nous nous connaissions, nous nous entendons plutôt bien. »

Presque toutes nos discussions se sont terminées en disputes ! À cause de moi et de mes grands chevaux, d'ailleurs.

« Ce n'est pas très galant de ma part de parler à tort et à travers d'une femme que tu ne connais pas. Je m'excuse pour cela, mais je me devais de t'expliquer la situation.

— Tout est clair, murmura-t-elle.

— Je ne te prends pas pour un déchet de l'océan, ni pour un monstre qui navigue un peu partout en répandant la désolation.

— Ah bon ? »

Un petit sourire fit son chemin sur son visage, impossible à retenir. Matthews aimait bien se moquer du monde ! Le capitaine britannique leva les yeux au ciel et soupira.

« Peut-être, c'est vrai. Je te respecte un peu plus que tes congénères, sache-le.

— Me voilà... rassurée. »

Matthews comprit immédiatement qu'elle s'essoufflait à vue d'œil et se leva pour la laisser seule, embarrassé.

« C'est un monde d'hommes, déclara-t-il en posant une main sur la porte. Kadi, Fang-Yin, toi... Vous m'impressionnez toutes. J'aimerais te connaître, lorsque tu seras rétablie. »

Charlotte déglutit comme s'il l'avait menacée de mort, affreusement gênée d'entendre sa voix empreinte de douceur et de compassion. Matthews lui-même sembla s'émouvoir de ses propres paroles et grimaça en sortant précipitamment.

Charlotte se rallongea, sonnée. Est-ceque c'était une déclaration ? Elle allait finir par devoir demanderconseil à son frère. L'ironie.Lorsque tout serait terminé et réglé, elle lui annoncerait la bonne nouvelle. Un capitaine de la British Royal Navy ?Ça va certainement lui plaire.

Deus Sel MachinaWhere stories live. Discover now