##12 - Charlotte

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Lorsque Jackson passa le relais à Tobias, Charlotte se demanda quelle mouche avait pu piquer son ami d'enfance. En pleine nuit ? Il doit avoir quelque chose qui le tracasse ... Le silence glaçant du HMS Jolly lui indiquait que tout l'équipage s'était rendu à Nassau pour s'amuser un peu. Et Armand n'a pas dû les suivre, comme d'habitude. Qu'est-ce que ces deux idiots ont encore fait pour ne pas oser rester ensemble ?

Tobias s'assit près d'elle sans prononcer un mot. Charlotte n'avait aucune envie de l'écouter soupirer pendant des heures.

« Qu'est-ce qu'il s'est passé, encore ?

— Oh, tu parles beaucoup mieux que depuis ce matin ! s'exclama Tobias.

— C'est vrai, j'ai un peu plus de souffle. N'en profite pas pour changer de sujet. »

Une douleur sourde au creux de sa poitrine menaçait de rendre sa diction plus compliquée dans quelques minutes. J'ai intérêt à en profiter.

« J'ai un peu bu avec Armand, confessa-t-il. J'ai cru qu'il voulait passer la soirée avec moi...

— Attends, attends, je ne comprends rien, reprends depuis le début. »

Tobias lui raconta une sombre histoire de rhum, de conversations nocturnes et de tentatives ratées de prendre la main de son frère. Il ne semblait pas imaginer une seule seconde qu'Armand ait pu paniquer et éviter son contact. Après l'avoir écouté s'excuser une dizaine de fois pour ses sentiments inhabituels, Charlotte crut que son crâne allait exploser.

« Je n'en peux plus de vous deux, soupira-t-elle. Vous le faites exprès, c'est ça ? »

Tobias sursauta, comme sortant d'une transe. Il la regarda avec confusion, ce qui ne fit qu'augmenter l'agacement de la jeune femme. Je vais lui coller une gifle, si ça continue.

« J'ai passé au moins cinq ans à désespérer de voir Armand t'observer en cachette, et je n'ai rien dit. Je vous entendais discuter des soirées entières de sujets complètement indigents et sans intérêt, et je n'ai rien dit. Quand on s'est séparés de toi, Armand a dépéri le plus discrètement possible et refusé de côtoyer la moindre femme de trop près, et je n'ai rien dit. Aujourd'hui, j'en ai marre, marre ! Vous vous gâchez la vie sans raison, mettez-vous ça dans le crâne !

— Est-ce que c'est la fièvre qui te fait dire tout ça ? murmura Tobias d'une voix blanche.

— Je vais te casser la figure, si tu oses essayer de me persuader que je raconte n'importe quoi. Tu remontes immédiatement chercher Armand, et vous faites ce que vous avez à faire. On a assez de problèmes comme ça, pas la peine d'en rajouter. »

Tobias arborait l'expression d'un homme frappé par la foudre, ni plus ni moins. Charlotte pensait avoir été assez claire, mais il ne bougea pas d'un pouce. Allons bon, qu'est-ce qu'il nous fait, encore ?

« Je ne peux pas y retourner, pas maintenant. Quand tout sera fini, ce sera le bon moment.

— Est-ce qu'il restera encore un moment ? l'interrogea Charlotte. Si tout se passe mal...

— Ça me motivera. Il ne se passera rien de mal, et pour toi non plus. »

Tobias ne prononça pas un mot supplémentaire de la nuit. Charlotte fixa le plafond dans le noir durant des heures, la fièvre lui parasitant l'esprit de questions idiotes – est-ce qu'elle louchait, dans le noir ? La tuberculose ne pouvait-elle pas n'être qu'un petit rhume, finalement ? Qui était Nälkäinen ?

Près d'elle, Tobias respirait lentement : il s'était endormi. Décidément, je ne comprends plus ce garçon. Lui, secrètement amoureux d'Armand ? Son monde s'écroulait, mais dans le bon sens du terme. Elle qui avait toujours été triste pour son frère... Le Tobias que j'ai devant moi n'a plus grand-chose à voir avec celui que j'ai connu, et c'est très bien comme ça. Manipulateur, potentiellement pernicieux, geignard, le Tobias de Londres n'était pas une grande perte.

Deus Sel MachinaWhere stories live. Discover now