20. L'été où je suis devenu fermier

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— Tu veux que j'te raconte comment j'ai eu le cœur brisé, la première fois ? Évidemment qu'tu veux que j'te l'raconte ! T'es une romantique, toi, comme moi ! Bon, par où j'commence ?

Gérard se gratte la barbe un moment, avant que la mémoire ne lui revienne :

— Y'a quelques années, j'ai fait la connaissance de Julie Madec.

— Quelques années ? ironisé-je.

— Quoi ? J'allais pas t'sortir « dans ma prime jeunesse », non plus. Après, tu vas dire que j'suis vieux.

— Je n'oserais pas ! protesté-je aussitôt, l'encourageant à poursuivre.

— Juju était une belle blondinette de 20 ans, comme toi.

— Je ne suis pas blonde, Gérard.

J'en suis même tout l'opposé, avec mes cheveux châtain foncé.

— Ouais, si tu l'dis. Elle était mignonne, ma Julie. J'la croisais au détour d'une rue, dans un café, sur la plage... mais j'étais pas bête, ah ça non ! Elle était pas à mon niveau, c'te fille-là. J'étais qu'un jeunot, et elle une dem'selle accomplie qui savait toujours quelle robe choisir pour faire tourner les têtes. Y'en avait pas deux comme elle. Mais l'plus cocasse, dans cette histoire, c'est que...

Gérard s'interrompt de lui-même, rattrapé par l'émotion. Le pauvre ! Je ne pensais pas que l'adultère de Gabin aurait remué autant de souvenirs.

— C'est que ?

— J'savais même pas où elle habitait, et personne pouvait m'renseigner parce que j'étais trop timide pour l'demander.

Gégé, timide ? J'ai du mal à le croire !

— Comment vous vous êtes rapproché d'elle, alors ?

— Un été, j'ai été embauché comme garçon d'ferme chez un copain d'pêche de mon père. Jean-Paul, qu'y s'appelait. J'ai commencé à travailler, mais Jean-Paul était pas très content d'moi : j'étais pas motivé, et j'arrêtais d'bosser dès que j'commençais à suer comme un bœuf. Le problème, c'est que les patates allaient pas se ramasser toutes seules, et que Jean-Paul en avait besoin pour remplir ses caisses, alors il m'a viré. Ouais, ma p'tite dame : viré ! Aussi vite que tu t'es fait larguer !

Je lève les yeux au ciel, atterrée. Je lui ai pourtant bien précisé que c'était moi qui me trouvais à l'origine de la rupture.

— Et Julie, dans tout ça ?

— Julie, j'l'ai rencontrée ce jour-là, pendant qu'Jean-Paul me passait un savon. Elle nous zieutait depuis la f'nêtre, cette coquine, avec son p'tit sourire en coin... C'est qu'elle s'est bien foutu d'ma gueule, la midinette ! Le soir, elle a roulé jusqu'à chez moi en vélo – comment elle connaissait mon adresse, ça, j'en sais rien –, et elle m'a dit que mon popotin et moi, on allait lui manquer.

Il s'interrompt un instant, comme s'il la revoyait prononcer ces mots, puis reprend, un éclat de fierté dans le regard : 

— Pour moi, c'était une victoire : j'avais pas déplacé des meules de foin toute la s'maine pour rien. Pour elle, c'était une occasion de m'attirer dans sa toile pour m'bouffer tout cru.

Est-ce que Gégé vient de comparer Julie à une araignée ? On dirait bien.

— Et elle l'a fait ?

— Et elle l'a fait ! J'ai même pas eu le temps de crier « ma Doué benniget » qu'elle m'a attrapé par l'col et roulé une pelle comme peu d'femmes m'en ont roulé dans ma vie, tu peux m'croire.

— Je vous crois, Gérard, je vous crois. Combien de temps a duré votre idylle ? m'enquiers-je en essayant de me sortir cette image de la tête, en vain.

LES AMOURS ÉPONYMES 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant