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Lors de la dernière querelle, très brutale, trop violente, avec Alisyen, Ashley avait tout à coup eu une révélation.

Après dix-huit mois passés à essayer, par d’innombrables moyens détournés, de se perdre, il avait compris qu’il avait été sur le point d'y parvenir. Il avait failli mener son âme en dérive vers sa dernière destination ; poursuivre la relation avec sa vénéneuse voisine aurait sonné les funérailles de son cœur à l'agonie, précipité ses sentiments vers leur tombeau. Malgré toutes ses tentatives répétées de se détruire, il eut finalement peur de réussir à le faire. Il décida de cesser tout de suite cette fuite en avant.

Ashley y avait mis un terme définitif et l’insistance de la jeune femme pour reprendre la liaison dangereuse n'y fit rien. Ni ses emportements, ni ses promesses de changement, ni ses cajoleries, ni ses tentatives pour exciter la jalousie qu'il ne ressentait pas. Avant de se résigner à ne plus le poursuivre, elle lui lança tout de même, sur un ton de défi, trop calme pour être honnête : « Tu finiras bien par être à moi, toi aussi. »

Il se contenta de l'ignorer, et elle ne lui adressa plus la parole de toutes leurs études.

Ashley arrêta les sorties nocturnes, qui ne lui manquèrent pas du tout, contrairement à ce qu'il avait pu croire. Il reprit sérieusement ses études, et continua de façon plus saine et moins intensive ses entraînements sportifs. Même s’il dormait toujours peu, le niveau de sévices qu'il s'infligeait était à présent acceptable par son corps. Ce dernier avait toujours été plus résistant, plus performant que la moyenne. Au lieu de se réjouir de cette chance innée, le garçon avait inlassablement repoussé ses limites, le maltraitant – pour se malmener également peut-être. Son organisme l’avait toujours soutenu, bien au-delà du raisonnable. Plein de bonnes résolutions, le blondinet devint un peu plus bienveillant avec lui-même. Il accepta également d’écouter ce que son cœur lui réclamait.

À partir du troisième trimestre de sa septième année à l’Université, il poussa la rédemption jusqu’à accompagner, au moins une fois sur deux, Thephys dans ses visites bimensuelles à Shoran.
Avec quelques minuscules rides de plus, aussi jolie que dans ses souvenirs, la directrice était toujours aussi joyeuse et agaçante, toujours aussi maternelle avec ceux qu'elle appelait « mes petits protégés », et qu'on ne pouvait décemment plus qualifier de « petits ».

La première fois qu’Ashley était revenu à l’orphelinat Akido, cela faisait presque sept ans qu'il n'avait pas vu Shoran. Elle l’avait pris dans ses bras, l'obligeant à se courber à cause de la différence de stature, pour un énorme câlin comme s'il avait encore dix ans. Contrairement à son habitude lorsqu’il était enfant, le jeune homme avait accepté de bon cœur l’embrassade, il avait même retourné le geste.

Au lieu de sortir, il s’était habitué depuis quelques mois à dîner régulièrement dans le dortoir avec Thephys, excellent cuisinier. Ces moments partagés leur permirent de discuter, ce qui renforça leurs liens amicaux.

La conséquence plus visible des bons plats faits maison fut qu’Ashley prit un peu de poids, alors qu’il était presque maigre ; ça ne l'en rendait que plus attirant. Comme une jeune fille timide, Thephys se sentait rougir lorsque son ami sortait de la salle de bain avec nonchalance, torse nu, en frottant ses cheveux mouillés avec une serviette éponge comme il l’avait toujours fait. En maudissant ses réactions inappropriées, le brun détournait alors discrètement le regard, de peur de gâcher leur amitié. Il eut plusieurs fois la pensée amère que son encombrant colocataire avait repris l'habitude d’être totalement inconscient de sa propre séduction.

La fin de leur septième année scolaire arriva rapidement.

Pour les étudiants de la classe supérieure, la huitième et dernière année, qui avaient réussi à maintenir une moyenne générale d'au moins 61% pendant tout leur cursus à l’Université, la remise des diplômes suivie d'une cérémonie d'adieu étaient organisées. C’était ensuite l’occasion d’effusions de joie et de larmes parmi les étudiants.

Contrairement à ses camarades, Ashley n’était pas sorti pour assister aux cérémonies. Il était pris de tachycardie à la seule idée d’apercevoir Maewon juste avant que celui-ci ne quittât l’Université. Ce qui n’arrangeait pas son état était son esprit, ce traître, qui ne tenait pas en place et persistait à le transporter en pensées vers l’endroit où on faisait ses adieux.

Les anciens amants ne s’étaient pas revus depuis deux ans, même pas en groupe d’étude. À partir de la sixième, les équipes étaient formées, pour plus de praticité, de jeunes gens de même niveau – et non plus de deux années mélangées – qui allaient passer tout leur dernier cycle ensemble. Ce système évitait de perturber la constitution des groupes, lorsque ceux qui avaient fini leur cursus quittaient l’Université. Exceptionnellement, Maewon avait passé sa sixième année dans le groupe dirigé par Ashley. L’année suivante, la direction l’en avait fait intégrer un autre, composé d’étudiants de septième, avec qui il était resté jusqu’à la fin.

Pendant que tous ses camarades assistaient aux cérémonies – même Thephys y était allé pour saluer ses amis de huitième année – Ashley persistait à rester seul dans sa chambre. Allongé sur son lit, il fixait à nouveau le plafond au-dessus de lui, essayant de vider sa tête de ses conjonctures sur tous les événements susceptibles de se produire, au même moment, ailleurs dans l’école.

Un bruit à la fenêtre le fit s'asseoir et regarder au-dehors. Un petit oiseau couleur de fumée tapait doucement au carreau. Cela faisait deux ans et demi qu’Ashley ne l'avait pas revu. Le jeune homme fixa le volatile à travers la vitre. Devant le regard inexpressif et le visage impassible tournés vers lui, l’oiseau, qui, comme toute invocation, gardait un lien émotionnel très fort avec son maître, pencha tristement sa petite tête de côté. Ses minuscules yeux noirs et brillants regardèrent longtemps le grand garçon placide et figé derrière la fenêtre fermée. L’invocation finit par se dissiper en laissant un petit rouleau de parchemin derrière elle.

Après un moment passé immobile, le destinataire finit par ouvrir la fenêtre et récupérer la missive qu’on lui avait envoyée. Assis en tailleur sur son lit, il tint le rouleau longuement dans sa main crispée avant de se décider à l’ouvrir pour prendre connaissance du contenu. La lecture finie, il resta sans bouger. Puis sa tête s'abaissa peu à peu, ses mains s'échouèrent sur le lit des deux côtés de son corps. Le garçon bascula doucement vers l’avant. Ses jambes encore en tailleur, son front se retrouva pressé contre le couvre-lit. Lentement, il entoura sa tête de ses bras, une main convulsée autour du papier, sur lequel une écriture familière avait inscrit : « Je suis heureux de t'avoir rencontré. Merci. Je suis désolé. M. »

Tout doucement, sans un bruit, le jeune homme versa les larmes qu’il n'avait pas pleurées depuis trop longtemps. Quand il put enfin murmurer le prénom qu’il avait jusque-là totalement banni de sa vie, il se sentit épuisé, mais également plus serein qu’il ne l’avait jamais été les deux dernières années.

Le lendemain, il eut à peine un pincement au cœur en rendant à l’administration la copie qu’il possédait de la carte magnétique du studio individuel, alors que pendant deux ans, il n’avait pu s'y résoudre : des palpitations insupportables le prenaient à chaque fois qu’il avait voulu se rendre au bâtiment administratif pour y déposer la clé.

Il ne répondit jamais à l’ultime lettre de Maewon. Elle resta la toute dernière qu'il reçut de son premier amour.

Quelques jours plus tard, les vacances d’été arrivèrent.

Entretemps, Ashley avait pu enfin faire la paix avec les souvenirs qu’il avait tant cherché à effacer, par tous les moyens, quitte à s’oublier aussi et à s’annihiler. Il avait accepté ses regrets et renoué avec lui-même ; la douce mélancolie l'avait sauvé du néant mais elle avait un goût bien amer. Aussi, contrairement aux années précédentes, il ne resta pas seul à l’école à ruminer ses idées noires. Il demanda d'accompagner son colocataire pour passer les congés chez Shoran. La nouvelle mit en joie aussi bien son compagnon que la directrice de l’orphelinat.

Après quatorze jours de petits bonheurs paisibles à l’institution Akido, les deux amis revinrent sur le campus. Un sourire véritable sur les lèvres, Ashley franchit en même temps que Thephys les grilles de l’Université pour débuter leur huitième et dernière année.

La prunelle de vos yeux - Tome 1 : RévélationsWhere stories live. Discover now