4 - Le choix de Kyle

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Le silence était revenu depuis que Kyle ne riait plus. Son esprit s’accrocha un long moment aux surnoms nouvellement adoptés pour Lucia. La femme qui venait, en un claquement de doigts, de faire exploser un dragon.

Son intégrité physique avait été préservée malgré les flammes intenses crachées par la créature. Le jeune homme supposa que La Démente avait élevé un dôme magique autour de lui. Par ailleurs, cette protection translucide et colorée était en train de se dissoudre, maintenant qu'elle n’était plus utile. Il pouvait clairement voir ce prodige. Tout était vrai.

Contrairement à celle de son corps, l’intégrité mentale de l’ex-étudiant, fissurée par les événements de la semaine écoulée, tremblota davantage en repensant à la mort du monstre. Feu le dragon ! Le jeune homme gloussa doucement, aussi bien de soulagement qu’à cause de son navrant calembour. Ses nerfs fragilisés se tendirent comme un arc à nouveau : L'Aliénée attachait le bas de sa robe jaune, en un nœud de tissu lâche. Le regard tourné vers les débris sanguinolents répandus sur la pelouse de Central Park, Kyle la vit enlever prestement les petites ballerines rouges qui chaussaient ses pieds menus.

À présent que Kyle l’examinait plus attentivement, La Folle lui apparaissait d'une stature ridicule par rapport à son mètre quatre-vingt-cinq à lui. Épaisse comme un roseau, en chantonnant tout bas un air entrainant, elle s'engagea – pieds nus, à petits pas mignons – dans les entrailles encore fumantes du cadavre monstrueux. Malgré ses précautions, le bas de sa robe légère traina dans le sang et les immondices intestinales de la bête déchiquetée. À présent habillée plus de rouge que de jaune, La Détraquée fouilla dans les chairs qu'elle avait meurtries à peine quelques secondes auparavant. Ses longs cheveux sombres, brillants, suivaient les mouvements de la tête qui dodelinait au rythme de sa chanson. La Cinglée ramassa un objet vaguement rond et blanc. Puis le balança par-dessus son épaule, en marmonnant « Nan, c’est pas ça... »

L'objet délaissé rebondit sur le gazon et alla rouler vers le rouquin. Pendant que La Dingue reprenait sa curieuse mélodie, dans une langue inconnue, le jeune homme jeta un œil à la chose à ses pieds. L'ex-étudiant en médecine comprit que La Maboule venait, elle aussi, de jeter un œil. Littéralement. Celui du dragon.

Le système digestif de l'humain se rebella. Par chance, le propriétaire de l'estomac révolté se trouvait déjà dans un buisson. Kyle se pencha et s'y délesta de beaucoup de bile, et du peu de nourriture qu'il avait pu manger depuis deux jours. Plus léger, le jeune homme rampa sur quelques mètres, en haletant. Il se retrouva sur le dos, allongé sur l'herbe. Avec sa manche déjà sale de cinq jours d’Apocalypse, il s’essuya la bouche.

Encadrée par ses rideaux capillaires, une petite tête ovale, dont les traits quelconques n’atteignaient pas un degré dérangeant de dissymétrie, se posta au-dessus du visage de l’infortuné. Avec un sourire béat, en pointant un morceau de cristal gris clair vers le jeune Américain, La Démente demanda :

« Est-ce que vous voulez vivre ?

— Qu-quoi ?

— Il est préférable de laisser une Force dans son hôte. Surtout lorsqu’il est aussi compatible que vous l’êtes, ajouta-t-elle sans prêter attention à la confusion causée par ses mots. Mais c’est tout de même plus pratique de se balader avec un container qu'avec un gamin ! »

La femme aux propos sibyllins ne se départait pas de son expression de démence proche du génie. En déglutissant, Kyle fixa l'amas ovale de pierres transparentes, à la disposition typique des cristaux de quartz, que la Gardienne tenait entre ses doigts fins et dégoûtants d’hémoglobine… draconifère ? …draconienne ? …le sang était draconique, oui ! Et le cristal ressemblait, par sa forme et sa couleur, à du quartz. Peut-être ?

« Vous réfléchissez trop, Kyle. Vous risquez de rater le coche, signala Lucia d'une voix calme. J'ai récupéré son Cristal dans le dragon. Votre monde n'en a plus pour longtemps.

— J’avais déjà remarqué que c’était la fin du monde, ironisa son jeune interlocuteur. C’est l’Apocalypse depuis une semaine ! Une put…

— Pas de gros mot, je vous prie ! Répondez à ma question. Vite. Si vous ne souhaitez pas vivre, je stocke l'Espoir dans un container, et je vous laisse vous évaporer avec votre monde ! »

Les yeux sombres étincelaient. Face à eux, Kyle se sentit encore plus impuissant que devant le dragon.

« Mes… parents ? tenta-t-il, plus brave qu'intelligent.

— Il m'est interdit de les évacuer. C’est une offense très grave de transporter des outremondiens vers Utopia ou vers une autre planète. Vous êtes une exception en tant qu’hôte d'une Force Majeure. Enfin, je suppose… je ne suis même pas sûre. »

D’une voix pleine de pitié, Lucia murmura :

« Désolée. Dans tous les cas, je pourrais vous éviter de mourir tout de suite. Pour le reste, il faudra attendre les instructions du Conseil.

— Je… ne comprends rien…

— Nous n'avons pas de temps à perdre en discussion ! Sans la protection de son Cristal, votre monde sera bientôt oublié. De toute façon, il était déjà corrompu. C’est ça qui a déclenché ce que vous appelez Apocalypse.

— C’est quoi, ces histoires de Conseil et de Force ? s'écria le jeune homme, les larmes aux yeux. On n'est pas dans Star Wars ! Et Utopia ? Et les bidules-mondes !

— Vous est-il bien nécessaire de connaître la définition de tous ces nouveaux termes ? Alors que votre existence elle-même est menacée ? »

Sans un mot, l'outremondien fixa la Gardienne. Elle sourit.

« Bien, conclut-elle. Vous voyez, ce n’était pas si difficile de choisir. »

La prunelle de vos yeux - Tome 1 : RévélationsWhere stories live. Discover now