Chapitre 30 : La bouteille bon marché

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Mes pieds ont traversé corps et marées pour joindre le petit market trente fois trop cher pour ce qu'il détenait. Il me fallait juste une bouteille de vin, de premiers prix de préférence, il ne faut pas abuser non plus, et un chauffeur de taxi payé une petite fortune, à peine quelques dizaines de dollars en plus, pour réussir l'impensable.

En déambulant dans le rayon des alcools étrangers, j'ai trouvé une petite merveille digne des meilleurs vins indiquant sur son étiquette un mot français imprononçable, la « Villageoise ». J'en ai vite déduit, en observant l'étiquette de prix et la couleur qu'il avait, que ce ne pouvait qu'être qu'un des grands crus exotiques dont même mon grand-père, très porté sur la boisson et sur les alcools en tout genre, aurait aimé déguster. J'ai débarqué comme une fleur à la caisse, tout sourire en déposant ma trouvaille. Ce qui m'a surpris est le caissier qui m'a dévisagé de haut en bas puis qui a jeté un coup d'œil mauvais vers la bouteille. Je l'ai entendu marmonner dans sa barbe quelques mots presque inaudibles :

« Elle veut s'intoxiquer cette folle. »

Il a frappé avec ces gros doigts luisants de gras sur les touches de la vieille caisse enregistreuse, son aspect lui donnait l'impression d'avoir fait la Guerre de Sécession, puis a déclamé le prix exorbitant avec détachement. Trop tard, j'étais bien faite avec mon potentiel vin bouchonné, bon ou mauvais, je ne suis pas une référence en matière de vin et d'alcool en général. Ma gorge s'est nouée et j'ai donné la monnaie sans grande hâte.

Mais j'ai eu mon bien entre les mains alors quelques dollars de plus ou de moins ne changerait pas la donne. Après cette épreuve, j'ai foncé dans l'habitacle en louchant sur la montre intégrée de mon vieux Nokia. Il serait peut-être temps de le changer maintenant que j'y pense. Le chauffeur a considéré ma présence puis a redémarré sa vieille Checker Cab jaune qui semble, elle aussi, avoir vécu bon nombre d'aventures. Et, à présent, je roule vers la destination finale, dans le New York familier de l'Upper East Side, quittant le New York midtown avec hâte. Je lui dois des excuses et réciproquement. Et puis si ça peut se finir en partie de jambes en l'air, je ne serais pas contre. Mais qu'est-ce que je raconte là ? Je perds le Nord là ! Réveille-toi Liv' !

De toute façon, j'ai quelques minutes pour me préparer à mon plat d'attaque. Mon but est simple : éviter un maximum d'envenimer la situation. Alors si je dois faire mille et une pirouettes pour avoir ses agréables faveurs, qu'à cela ne tienne ! Je suis prête à tout ce soir.

Étrange ou non, le trajet est d'une rapidité exemplaire – ce qui est rare malgré l'horaire tardif – et je me retrouve avec, sous le bras, mon paquet enveloppé dans un vieux sac de courses en papier marron défraîchi et dans la main, mon petit clutch, l'incontournable qui, je me rends compte, me suit partout en ce moment pour les diverses soirées « mémorables » dont j'ai pu avoir l'honneur d'assister. Notez l'ironie.

C'est un vrai porte-malheur ce sac.

Sur le pas de la porte, un gardien de nuit vient m'ouvrir alors qu'il vient d'examiner mon arrivée du coin de l'œil. J'effectue un sourire de politesse et un remerciement neutre tandis qu'il retourne derrière son comptoir, agacé d'avoir été dérangé dans sa rediffusion des Feux de l'Amour. Le petit vieux se tient voûté sur son gros fauteuil et va pour se remettre à roupiller.

Je soupire, exaspérée et emprunte la voie qui m'est plus familière maintenant. À mon passage, l'ascenseur s'ouvre de lui-même et je m'engouffre entièrement. En montant les quelques petits étages, je sens ma pression sanguine qui s'élève comme la cage où je me tiens. Je commence à me ronger les ongles en arrivant enfin à la porte du duplex. Ça y est, j'y suis. Il n'y a plus que ma volonté qui puisse faire barrage à ma visite importunée. Espérons qu'il ne soit pas en activité de sport de chambre pour nouveau célibataire. J'appuie avec délicatesse sur la sonnette et attends quelques instants que l'on vienne m'ouvrir. Sauf que dans mes calculs, je ne suis pas sensée être là à poireauter comme une imbécile devant une porte close. Mon regard balaie l'endroit et se pose sur un petit siège étroit, ressemblant à une de ces chaises design que j'ai pu voir dans les magazines de maman. Je m'y assois avec impatience et dépose ma bouteille au sol, fatiguée de la tenir à la main.

Chocolat Chaud et Chantilly [Tome 1]Where stories live. Discover now