Chapitre 2

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Liesel souffla sur ses mains, faisant s'envoler les bulles de savon qui s'y accrochaient désespérément. Elle les regarda s'échapper par la fenêtre ouverte avant de soupirer, se détournant pour replonger les mains dans le bac à lessive. Elle avait les doigts rougis par l'eau froide, et une mèche de cheveux blancs barrait son champ de vision à intervalles réguliers. Elle finit par abandonner l'idée de la déplacer d'un souffle, et passa une main pleine de lessive derrière son oreille pour enfin voir ce qu'elle faisait. 

Un peu de courage, songea-t-elle. Dans trois jours, elle serait enfin hors de ce trou à rats. Certes, l'entraînement serait dur, elle le savait par le biais de Walter. Mais au moins, elle n'aurait plus à frotter du linge à s'en faire saigner les mains pour gagner de quoi vivre. Son frère sortirait des brigades d'entraînement dans un an seulement, et n'avait donc pas de solde. Mais si lui était nourri, logé et blanchi, ce n'était pas le cas de sa cadette, qui devait bien trouver un moyen de gagner de quoi survivre.

Si certains des réfugiés du désastre de Shiganshina avaient été pris en charge, deux ans auparavant, plusieurs enfants s'étaient retrouvés sans ressources. Dont elle. Elle avait réussi à attendrir une vieille femme qui acceptait de la laisser dormir dans la chambre d'amis sans la faire payer, mais elle n'avait pas de quoi les faire vivre toutes les deux, aussi avait-il fallu que Liesel trouve rapidement du travail. Elle avait fouillé dans les tréfonds de son cerveau, et avait fini par trouver une solution : récupérer le linge des mères de famille débordées et s'en charger, moyennant salaire bien entendu. Ce n'était pas grand chose, et c'était une tâche ingrate, mais elle était consciente que par rapport à certains, elle avait de la chance.

Quelque part, elle en voulait à son frère de l'avoir lâchée. Il fallait avouer qu'il était très différent, depuis la disparition de leur famille. Plus froid, bien moins expressif, étrangement distant. Ils avaient toujours eu une relation relativement complice malgré leurs fréquents conflits, aussi avait-elle était aussi surprise que blessée le jour où il lui avait annoncé qu'il rejoignait les brigades d'entraînement, quelques jours seulement après leur arrivée au district de Trost. D'autant plus qu'il avait montré une détermination farouche à la protéger depuis qu'ils avaient quitté la maison.

Il fallait avouer que Liesel avait été déstabilisée par la situation : elle qui n'avait jamais connu autre chose que la forêt s'était soudain retrouvée au coeur d'une foule de réfugiés, manquant de s'étaler à chaque irrégularité du pavement des rues. Un petit oiseau à peine sorti du nid, titubant au milieu des rapaces qui peuplaient la ville. Un rayon d'innocence parmi les mines sombres qui déambulaient, les yeux baissés et sans un mot. Non, Liesel n'avait jamais baissé les yeux. Elle les avait gardés en alerte, durant des semaines, interrogeant du regard chaque visage, à la recherche de son père, de sa mère, de son grand-père ou même de sa petite soeur. Jusqu'à ce jour où elle avait subitement réalisé qu'elle ne les reverrait jamais.

Comme elle avait pleuré, ce jour-là. Maudit son frère d'avoir laissé son coeur se gonfler d'un espoir enfantin, naïf, absurde. Juré qu'elle ne croirait à présent plus un mot de ce qu'il lui dirait. Qu'elle démonterait un à un tous ses mensonges, et ce dès qu'il rentrerait. Mais il ne pouvait toujours pas venir la voir. Alors, elle s'entraînait sur les gens qu'elle croisait dans la rue, ou ses clientes. La voisine, par exemple, voyait un autre homme que son mari. Ce dernier empestait le tabac, tout comme les vestes qu'elle devait laver de temps à autre. Mais la semaine dernière, elle avait retrouvé dans sa fournée hebdomadaire une chemise qui sentait l'eau de Cologne, et qui n'était clairement pas à la même taille. Elle savait aussi que la gamine du numéro sept s'occupait de donner à manger aux chats errants malgré la réprobation de ses parents, que l'adolescent du bout de la rue passait le plus clair de son temps au bar à la place de la bibliothèque, ou encore que la blonde qui vivait à l'étage du dessus n'avait pas autant d'argent qu'elle le prétendait. Pas besoin de filatures pour cela, seulement un peu d'observation et quelques déductions, et le tour était joué. Elle se moquait bien de ce genre de petits secrets, en vérité. Elle voulait simplement s'assurer que plus jamais on ne pourrait lui mentir comme son frère l'avait fait sans qu'elle s'en rende compte immédiatement. Elle ne voulait plus lui laisser le pouvoir de la bercer d'illusions.

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