Chapitre 5

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Walter Eisenmann avait eu une journée chargée. Mine de rien, pour ceux qui s'investissaient réellement dans ce qu'ils faisaient, la vie dans les brigades spéciales n'était pas si reposante que ça. Et le jeune homme avait toujours la fâcheuse habitude de s'impliquer un peu trop dans tout ce qu'il faisait.

Il avait été affecté dans le centre immédiatement après sa sortie des brigades d'entraînement. Sans grande surprise, il avait terminé premier. Il avait de toute manière dominé le classement dès le début, et personne n'avait réussi à le déloger en trois ans. Le jeune homme avait donc rejoint les brigades spéciales, malgré le choix de sa sœur de s'engager dans l'armée elle aussi. Il essayait de se persuader qu'il n'était pas trop tard pour qu'elle change d'avis et vienne vivre dans le centre. Il avait un solde qui lui permettrait de trouver un logement, et elle se débrouillerait pour le reste comme elle savait si bien le faire. Tout ce qui lui importait, c'était qu'elle soit le plus loin possible des titans. En l'occurrence, à Trost, elle était en première ligne, et au Sud en plus. Si seulement elle était suffisamment mature pour comprendre...

Il sentait bien, dans ses lettres, qu'elle avait toujours une certaine rancoeur envers lui. Même petite, elle avait une certaine habileté avec les mots, et elle n'avait aucun mal à faire passer le message qu'elle voulait, même quand elle ne pouvait pas compter sur le ton de sa voix ou les expressions de son visage pour démentir ses propos. Elle avait cette ironie, profondément ancrée, ce cynisme à son égard. Et la lettre qu'il venait de récupérer ne faisait certainement pas exception à la règle.

Une fois rentré au quartier général auquel il s'était retrouvé affecté, il était remonté dans sa chambre. Il n'y avait personne avec lui pour l'instant, juste un lit vide de l'autre côté de la petite pièce qui renforçait encore un peu plus son sentiment de solitude. Mais bon, au moins, ça lui permettait d'être en paix et de ne pas avoir droit à mille et une questions indiscrètes. Il détestait les gens qui mettaient leur nez dans ce qui ne les regardait pas, ça l'insupportait à un point ! Et pourtant, ces derniers jours, lui-même était devenu un sacré fouineur.

Il fallait dire qu'il était allé de découverte en découverte, sans même s'en rendre compte. En à peine quelques jours, sa motivation pour sortir de son lit avait changé. Et pourtant, il avait toujours pensé que ses objectifs étaient immuables. Mais non, il avait fallu qu'il laisse traîner ses yeux, et qu'il se laisse embarquer par ses pensées... Il commençait à se comporter comme sa sœur, tu parles d'un aîné responsable.

Le tout jeune homme vérifia que la porte était bien fermée avant de sortir une petite liasse de papiers de sous son matelas. Il parcourut la lettre des yeux, encore et encore, bien qu'il la connaisse déjà par cœur. Quelques phrases griffonnés au crayon de bois, d'une main fébrile.

« Je suis toujours en vie, j'ignore pour combien de temps. Certaines choses ne sont pas claires dans tout ça, il faut que je trouve quoi avant que ça ne tourne mal. J'aurai sans doute besoin de toi pour chercher certaines choses, je ne suis plus tout jeune. Je te tiens au courant. Ne cherche pas à me retrouver, et surtout ne parle pas de ça à Liz. Fais attention à toi. »

Deux simples lettres signaient cette missive plus qu'inquiétantes. Deux A majuscule, dans un coin de la feuille, légèrement serrés faute de place. Et aux yeux de Walter, ce détail était de loin le plus préoccupant de tous. Il savait pertinemment de qui venait cette lettre. Il avait hérité de l'homme qui lui avait appris à écrire ces majuscules brusques et élancées, ce coup de crayon pressant et ces traits que la mine de carbone laissait à la fin de chaque mot ou presque. Abel était un instituteur certes peu conventionnel, mais il avait eu le mérite d'apprendre à Walter presque tout ce qu'il savait aujourd'hui. Sauf que, si l'écriture laissait présager que l'expéditeur n'était nul autre que son grand-père disparu, les initiales le démentaient fermement. Il s'appelait Abel Fuchs. Pas Abraham, pas Altmann, pas Angermann, pas Aschenberner, ou même Albrecht. Fuchs. Nul besoin d'être un génie pour savoir que ça commençait par un F.

Et pourtant... Il savait bien que ça ne pouvait être personne d'autre. Personne d'autre n'appelait sa sœur Liz. Personne d'autre ne la connaissait au point de savoir que cette tête brûlée se mettrait en tête de retrouver son grand-père en une fraction de seconde et, pire que tout, qu'elle n'en démordrait pas avant de l'avoir retrouvé. Walter était le plus réfléchi des deux, c'était sans doute pour ça qu'Abel avait jugé préférable de le contacter.

Alors pourquoi ce A ? Une tentative d'alerter ? Un détail étrange qu'il serait le seul à pouvoir remarquer ? Peut-être avait-il écrit ce mot sous la contrainte. Peut-être qu'on cherchait à faire en sorte qu'au contraire, il tente de retrouver Abel. Et peut-être que ce dernier essayait de l'avertir de ne pas se faire avoir ? Toute cette histoire lui retournait le cerveau, ça le rendait à moitié paranoïaque. Son tempérament prudent ne l'aidait pas vraiment, dans ce genre de situations. Il avait le malheur d'être doté d'une imagination immense, il envisageait forcément le pire.

Malgré ses efforts, le morceau de papier ne lui apprit rien de neuf. Il avait pourtant cherché un signe, n'importe quoi qui pourrait lui donner ne serait-ce qu'une miette d'explication. Il était allé à la poste pour tenter de comprendre d'où venait cette lettre, mais il s'était avéré qu'elle n'était jamais passée chez eux. Il avait consciencieusement surveillé les allées et venues au niveau de la boîte aux lettres durant son temps libre, au cas où quelqu'un d'un peu louche y dépose quelque chose. Mais personne ne s'était pointé, et aucune nouvelle ne lui était encore parvenue. Chercher, disait la lettre. Chercher quoi ? Bonne question. Il ne pouvait pas partir de rien, il lui fallait un minimum d'éléments pour comprendre ce que son grand-père attendait de lui. Alors, il cherchait, s'échinait à trouver ne serait-ce qu'un embryon de piste.

Walter laissa échapper un soupir frustré avant de ranger précautionneusement la missive à sa place. S'il continuait à la lire encore et encore, il allait finir par se rendre malade. Il n'avait pas dormi depuis deux jours, et il sentait la fatigue lui retomber dessus comme une chape de plomb. Mais il allait bien falloir qu'il sorte de là, à un moment ou à un autre, ne serait-ce que parce qu'il avait encore du boulot s'il voulait se maintenir à la hauteur des exigences de ses supérieurs hiérarchiques. Et, en ce qui le concernait, leurs attentes étaient hautes.

Rien de bien étonnant à ça. Il était le « petit prodige », le gamin qui avait traversé son entraînement sans une seule faute de parcours. L'adolescent doué dans tous les domaines, qui avait épaté ses instructeurs un peu plus chaque jour et s'était dès le début annoncé comme une recrue d'exception. Personne ne lui arrivait à la cheville, dans sa promotion. Et au lieu de lui avoir fait prendre la grosse tête, ça avait fait grandir ses angoisses. Il avait beau afficher un air sûr de lui en permanence, il était terrorisé à l'idée de décevoir. Parce qu'il savait qu'un jour, immanquablement, il allait décevoir. Il était jeune, en pleine santé, au sommet de son potentiel ou presque. Le déclin arriverait forcément.

Il finit par passer une main lasse sur ses paupières closes, et se décida à déchirer l'enveloppe envoyée par sa sœur. Comme d'habitude, elle lui donnait quelques nouvelles. Lui parlait de « l'autre tête d'oeuf », lui demandait s'il se souvenait de ce qu'il avait mis dans sa tisane au miel quand elle était petite et qui l'avait fait tousser pendant une heure, et lui faisait comprendre une fois de plus qu'il allait devoir arrêter de l'appeler Liz. Elle n'était plus une gamine, et depuis qu'Abel avait disparu, elle avait catégoriquement rejeté ce surnom.

Il finit par replier la lettre et la glisser avec les autres. Devait-il vraiment faire ce que son grand père lui disait ? Faire des cachotteries à sa sœur une fois de plus ? Il détestait ça, et elle ne lui en voudrait que plus si il lui sortait le moindre mensonge, même infime. Alors, quelque chose de cette taille là... Elle ne lui adresserait plus jamais la parole, c'était certain. D'autant plus qu'elle risquait de se fourrer dans les ennuis, et la connaissant, elle aurait un mal fou à s'en dépêtrer. Quelle galère...

Il se souvenait encore d'avoir fait un grand sourire à sa mère lorsqu'elle lui avait dit qu'il allait avoir une petite sœur. Si seulement il avait su à quel point elle serait compliquée, il n'aurait jamais sauté partout sous le coup de la joie. Et, accessoirement, il n'aurait jamais fini avec une dent de lait en moins en se ramassant lamentablement sur le parquet. Mais bon, les choses étaient comme elles étaient. Et Liesel était sa responsabilité, il se devait de la protéger. Sa résolution était prise, elle ne saurait rien. Tant pis si ça blessait son ego d'adolescente prétentieuse, tant que ça la mettait à l'abri.

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