Chapitre 19

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Les heures qui avaient suivi le réveil de Liesel s'étaient vite écoulées. Elle avait passé la nuit à l'infirmerie, son frère adoptant la chaise près d'elle comme lit. Certes, ce n'était pas confortable, mais il avait tenu à rester près d'elle. De toute manière, il était parti à la hâte et n'avait pas de quoi trouver un endroit où dormir. Il avait vite piqué du nez, plus vite encore que la jeune femme. Sentant qu'elle n'allait pas dormir et morte d'ennui, elle avait récupéré le crayon de l'infirmier qui traînait sur la table de nuit et un bout de papier qui servait à caler le pied du meuble, se contorsionnant pour réussir à la récupérer sans tirer sur son abdomen. Elle commençait à réaliser à quel point il serait difficile de retrouver son agilité, mais elle comptait bien s'entraîner dur une fois que la plaie aurait bien cicatrisé. Elle avait enfin réussi à se hisser à un niveau correct, hors de question qu'une blessure compromette ses espoirs.

Elle dessina et écrivit longtemps, utilisant toute la surface disponible entre « urgent racheter bandages » et « doubler dose ». Son écriture désordonnée recouvrait parfois les mots qu'elle venait d'écrire, transformant ses pattes de mouche en charabia incompréhensible. Tant pis. Elle ne relirait jamais tout ça, surtout pas. C'était juste un moyen de se vider la tête, de déverser sa peine sans déranger personne. Les images imprimées dans sa tête étaient trop violentes, trop dérangeantes pour que qui que ce soit en supporte le récit. Jamais elle ne demanderait un tel effort à ses proches. Elles resteraient entre elle et ce morceau de papier à présent illisible, qu'elle froissa entre ses mains jusqu'à se laisser emporter par le sommeil, à l'heure où Cassiopée s'estompait.

Puis elle s'était réveillée, au son des voix de Walter et du médecin. Elle n'avait pas jugé bon d'ouvrir les yeux et s'était contentée d'écouter. Cette fois-ci, au moins, elle le faisait consciemment. Ça permettait au moins aux deux autres de parler sans crainte, de ne pas prendre de pincettes pour évoquer son état. Heureusement, le médecin avait l'air moins pessimiste que son frère en ce qui concernait la gravité de sa blessure. Elle réprima son sourire lorsqu'elle réalisa qu'elle pourrait sortir dès ce soir. Au moins, elle ne serait pas restée là trop longtemps... Les respirations plus ou moins bruyantes, les toux faiblardes et les grognements des malades et blessés autour d'elle auraient fini par la rendre dingue, si l'ennui ne l'avait pas terrassée avant.

Et puis, elle était sortie. Le couchant avait inondé le district, lui faisant voir les dégâts que la nuit lui avait masqués. Façades éventrées, un enchevêtrement de bois et de fer leur tenant lieu de tripes. Traces brunâtres mal effacées entre les pavés sales. Puanteur qui imprégnait chaque pas. La ville se mourait sous les éclairages rougeâtres, accablant de son agonie les rares passants, ses côtes brisées s'affaissant lentement sur ce qu'il lui restait de vie. Le soleil coquelicot sombra finalement au-delà du mur, volant à ses yeux ce spectacle flamboyant.

Elle avait enlacé son frère une dernière fois avant de rejoindre les autres. S'était faufilée dans la cour solennelle, sans un mot, sentant chacun de ses pas transpercer son abdomen. Ça lui rappelait une histoire horrible, celle d'une créature que chaque enjambée faisait souffrir pour une raison qu'elle avait oubliée, et qui finissait en écume. Sauf qu'elle n'avait rien reçu en échange de cette douleur, à part un trou béant à la place du cœur et une armée d'araignées grouillantes en guise de neurones.

Elle avait beau être en retard d'une bonne dizaine de minutes, elle ne perdit pas un mot de ce que le Major Erwin Smith avait encore à dire. Elle ne buvait pas ses paroles comme certains avaient l'air de le faire, surtout pas. Au contraire, elle examinait avec attention la moindre tournure, la moindre subtilité. Elle n'était pas suffisamment près pour que ses intonations la renseignent véritablement. Même si elle l'avait été, elle ne s'y serait pas fiée. Ces hommes là savaient comment parler à ceux qu'ils commandaient. C'était ce que Connie Senior avait fait depuis le haut du Mur, encourageant les cadets à donner leurs vies pour l'humanité. Elle ne se risquerait plus à écouter ce genre de discours. Elle se battait pour sa vie aussi. La jeter par la fenêtre pour une miette d'honneur ne servirait à rien ni à personne, pourquoi se laisserait-elle exalter par ces appels au sacrifice ? Si elle ne restait pas en vie, qui garantissait que d'autres prendraient la relève ? Chaque vie comptait, surtout au point où ils en étaient.

LunaireTempat cerita menjadi hidup. Temukan sekarang