Prologue

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Angleterre 1371

Le large couloir qui la séparait de la chambre de son frère, pourtant richement décoré de tapisseries aux couleurs chaudes, lui paraissait plus long qu'à l'accoutumée. Dans son dos, elle entendait encore la musique entrainante qui s'échappait de la grande salle où elle avait délaissé un énième banquet. Malgré cela, le bruit de ses pas résonnait étrangement fort à ses oreilles, comme si l'air autour d'elle était devenu plus dense, comme s'il tenait à l'isoler. Elle ne parvenait pas à mettre de mot sur l'ambiance qui régnait, ricochait entre les murs. Rien n'était pourtant différent des autres fois où elle avait arpenté seule ces couloirs. La musique en fond et l'insupportable martèlement des petits talons roses de ses chaussures sur la pierre ne faisaient que rendre le silence plus assourdissant, oppressant.

Les deux mains enfouies parmi les plis de sa robe ample, dont le tissu vaporeux et familier avait d'ordinaire le don de l'apaiser, Roxanne songea un instant à faire demi-tour et à retourner danser. Mais elle savait qu'elle n'aurait pas de deuxième chance de prendre la fuite, pas ce soir. Pas avant que le roi ne les oblige tous à se retirer pour la nuit. Elle savait aussi que la seule personne auprès de qui elle serait vraiment en sécurité l'attendait de l'autre côté du couloir.

Elle ravala donc son mauvais pressentiment et continua d'avancer, tête basse, évitant du regard les immenses portraits de ces illustres étrangers dont elle ne connaissait pas l'histoire. Elle s'obligea cependant à garder une allure convenable. Elle préférait se damner plutôt que d'être aperçue prenant la fuite par l'un de ces anglais arrogants et couards de nature. Pas elle, pas une écossaise coincée à la Cour d'Angleterre.

Forte de cette détermination, Roxanne ferma les yeux un bref instant, visualisant déjà la porte de leurs appartements à Keith et à elle.

Grave erreur.

Elle n'entendit pas le bruissement du tissus contre le tissus qui lui aurait indiqué que quelqu'un se dressait soudain derrière elle. Peut-être, si elle avait eu les yeux ouverts, l'aurait-elle aperçu, son ombre au moins, peut-être aurait-elle eut le temps de crier, de se débattre.

Il ne la toucha pas, pas directement. Un instant elle marchait d'un pas rapide et mesuré, et l'instant d'après ses pieds battaient dans le vide alors qu'on la tirait en arrière par le collier.

Le choc fut si violent que, pendant le cours laps de temps durant lequel les perles immaculées coulèrent contre sa gorge jusqu'à l'enserrer en deux cercles assassins, Roxanne ne vit plus rien.

Elle ne chercha pas à comprendre ce qu'il lui arrivait, pas avant d'être jetée au sol, sur le dos, dans une pièce sombre et étriquée qu'elle reconnaissait comme le petit vestibule décoré de velours bleu et or qui précédait seulement de deux portes celle de Keith.

Son corps se recroquevilla d'une étrange façon lorsque sa tête heurta quelque chose de dur et pointu. Du bois, le pied sculpté d'un repose-pied assorti aux banquettes qui longeaient les meurtrières. La douleur qui éclata sur le haut de son crâne l'étourdit un instant, assez longtemps pour que son assaillant s'installe à califourchon sur sa taille, la privant définitivement de ses mouvements.

Lorsque ses yeux furent de nouveau capable de voir, elle ne vit rien d'autre que ces énormes yeux fous, injectés de sang à force d'être écarquillés et dont la pupille, dilatée et tremblante, semblait s'étendre à l'infini, comme un ciel de nuit de pleine lune pendant laquelle les nuages feraient vaciller la lumière pâle et jaunâtre, propice aux mauvais présages.

Jusque là, Roxanne avait été trop abasourdie, trop malmenée, pour avoir peur. Son corps avait été trop bousculé pour qu'elle ait le temps de réfléchir. Mais à présent, alors qu'elle se tenait immobile sous lui, et qu'il croyait peut-être qu'elle se laisserait faire, après ce court instant de répit, alors qu'il se redressait et qu'elle espérait qu'il s'agissait d'un accident, l'horreur de sa situation la frappa avec la même violence que la chute qu'elle avait subie.

La rage de vivreWaar verhalen tot leven komen. Ontdek het nu