Semaine 3

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Lettre de Samuel

Bonjour à toi,

        Il semblerait que, pour lui aussi, les choses ont changé ces dernières années. Ça fait un moment que je l'observe. Pour autant que je sache, il vit seul. Le pavillon est moins luxueux que le précédent, mais il est encore bien entretenu. Il n'a reçu aucune visite en deux jours à part un livreur et j'ai repéré un point d'entrée à l'arrière. C'est assez discret, dans une zone d'ombre et la partie de jardin qui donne dessus passe par une résidence plus accessible. C'est presque une invitation. Je me sens comme une bête à l'affût d'une proie.

        Il possède encore une maison au moins, lui. En réalité, je n'arrive pas à déterminer si j'en suis jaloux ou soulagé. Depuis que la mienne a brûlé, je n'ai plus à subir toutes ces réminiscences du passé. Est-ce que tu savais que même après avoir lavé la literie d'une chambre, on peut toujours percevoir les odeurs de ceux qui ont dormi dedans ? Les premiers mois, leurs deux présences étaient partout. Je répondais alors que personne n'avait parlé. Je sentais le parfum de sa crème de nuit. Combien de fois me suis-je couché sur le dos, ma main droite cherchant la sienne ? Lentement, je la refermais sur la mémoire de sa peau. Le néant avait la consistance du souvenir et je pouvais presque la tenir à nouveau. Mais cela ne restait jamais : le souvenir finissait par s'estomper et le vide se faisait plus réel que l'illusion. Ma main se refermait alors complètement, le poing se serrait, l'air fuyait et quelque chose en moi pleurait.

        J'ai conscience de t'enlever toute possibilité de réponse et de ne dire les choses qu'à moitié. Je cache ma localisation et l'identité de ma cible alors que je couche sur le papier l'ensemble de mes observations, intentions et sentiments. Ce n'est pas un manque de confiance envers toi. Le simple fait d'écrire ces lettres en est une preuve frappante. Seulement, je ne veux pas faire de toi mon complice. Je ne devrais déjà pas rédiger ces lettres. Elles rendent quiconque les lit et n'agit pas suffisamment coupable. J'espère que tu pourras me pardonner de les envoyer tout en demandant le silence. Le souvenir de notre amitié est la seule corde qui m'empêche de sombrer. C'est ma seule vérité avant la folie.

        Je vais entrer chez lui ce soir et je vais le questionner. Les méthodes du passé me seront peut-être nécessaires, mais je vais tenter la diplomatie avant d'en venir là. Julie détestait la violence et je ne lui ai jamais dit en quoi consistaient réellement ces courses tard dans la nuit. Pour elle, j'étais chauffeur. Je crois que je vais essayer la voie douce pour elle. C'est ce qu'elle aurait voulu. Je pense. Ce matin-là, son visage n'exprimait ni peine ni joie. Je n'y ai pas trouvé de sérénité non plus. Je n'ai pas su dire si elle avait souffert. Je ne le sais toujours pas. Ni pour elle, ni pour notre fille.

        Mes poings me démangent d'avoir mes réponses si près. Je dois me calmer. Julie n'aimait pas la violence.

        Il faut que je me prépare pour ce soir. J'écrirai une autre lettre quand je sortirai de cette maison.

Samuel Hickspratt

L'Appel du ColibriOù les histoires vivent. Découvrez maintenant