Semaine 27 - 1/2

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Lettre de Samuel

À personne (j'ai varié la salutation de cette semaine avec l'aide d'Ulysse),

        Je devrais essayer de dormir, mais c'était un mardi un peu trop riche en événements. J'ai besoin de coucher les choses sur le papier. Plus tôt, j'ai apporté du chinois et de la bière pour Godric et moi. Nous avons discuté plusieurs heures. Je pense que ça lui a fait du bien de décompresser et nous avons passé une bonne soirée. Enfin bonne... Disons bonne jusqu'à ce que je me décide à l'interroger sur le trafic sexuel de l'organisation. Il était étonné que j'en sache si peu, mais je lui ai répondu que je suivais généralement les ordres sans poser de questions. Nous sommes tombés d'accord sur le fait que c'est une attitude préférable.

        Partager des moments non professionnels avec lui me laisse toujours une impression étrange parce qu'il ne semble pas vraiment avoir de sentiments pour autrui, mais il paraît pourtant m'apprécier sincèrement. Peut-être que la solitude lui pèse parfois. En tout cas, il s'est montré réceptif à ma curiosité et m'a détaillé le fonctionnement de tout ça. Je mentirais en disant que je n'ai pas eu envie de lui mettre mon poing dans la figure quand il comparait ce que vivent ces filles avec une location de service, mais je ne veux pas le juger non plus. Je ne connais que très peu son histoire et personne ne tombe vraiment dans ce boulot par désir ou par accident. Il a dû essuyer sa part de problèmes.

        C'est sans doute impossible de reconstituer le parcours d'Alona avec précision, car l'organisation achète et revend les filles assez souvent. Leur passé n'importe pas autant que la qualité de "la marchandise". Ce dont je suis certain, c'est qu'elle a dû vivre un enfer. Des hommes ont probablement abusé d'elle tout au long de sa vie. Il y a sûrement des photos et des vidéos d'elle qui traînent sur les marchés. Elle m'avait dit avoir été enlevée à huit ans. Elle a dû passer presque autant de temps à obéir et à subir des sévices dont je ne mesure certainement pas l'ampleur. Quand je l'ai ramenée de là-bas en réponse à la demande de Calvin, je la pensais forte, car elle ne me paraissait pas traumatisée. Maintenant, je ne sais plus trop. Je crois que le fait d'avoir vécu plus de la moitié de sa vie entre les mains de personnes la considérant davantage comme outil qu'être humain l'a probablement fortement brisée. Elle n'a pas grandi normalement et j'avoue être perdu quant à saisir la façon dont son cerveau marche à présent. Cela fait des semaines que l'on se côtoie, mais je ne connais toujours presque rien d'elle.

        En discutant avec Godric, j'ai pu valider que mon absence de curiosité résultait bien d'un mécanisme de protection de ma part. Je ne veux pas faire partie de tout cela. La drogue passe, mais ce type de trafic me révulse au plus profond de moi. Les êtres humains ne sont réduits qu'à une valeur marchande. Je crois que l'un des pires moments de la soirée reste son explication sur le taux de perte. Vraiment, Godric n'a pas de cœur, mais je comprends pourquoi l'organisation tient à lui. Il mène des analyses statistiques et en extrait un certain nombre de rapports quotidiennement. Sur cette base, il a pu m'affirmer froidement que les filles généraient plus de revenus en vie. En fait, il arrive régulièrement que certaines décèdent à la suite d'une "location qui a mal tourné". Cela ne gêne pas l'organisation tant qu'ils sont dédommagés, mais pour Godric, compte tenu des risques liés au renouvellement du stock, c'est moins rentable même si elles ne coûtent alors plus rien en nourriture.

        Rentable. Là aussi, j'ai préféré l'écouter en silence tout en buvant ma bière. À plusieurs reprises, je l'ai laissé parler tout seul : je n'avais pas grand-chose à dire en retour. Son point de vue se focalise sur une objectivité financière, mais je ne peux pas me détacher de l'existence des vies humaines auxquelles se réfère chacun de ses chiffres. Je crois que j'ai décidé de rentrer après qu'il ait évoqué ce qui arrivait quand une fille n'était plus rentable. "Elle va à la casse". Je n'ai pas eu envie de savoir ce que cela signifiait. J'ai pris congé de lui en le remerciant pour la soirée. Il en garde un bon souvenir de son côté. C'est plus mitigé du mien.

L'Appel du ColibriWhere stories live. Discover now