Semaine 32 - 3/3

14 3 9
                                    

Lettre de Samuel

Dimanche 4 novembre 2018

        J'avais oublié ce sentiment. Je pensais me souvenir de tout concernant Julie et Aurore. Je croyais tellement avoir réussi à me rappeler chaque instant vécu à leurs côtés que ces trous restaient invisibles à mes yeux. De petites fissures à l'intérieur de ma mémoire pourtant toujours entière en apparence. Alona vient de reboucher l'une d'elles. Je pensais l'aider, mais en réalité, était-ce moi que je tentais de secourir ? C'est peut-être pour cela que je l'ai gardée près de moi. Je n'ai jamais réussi à mettre de sens sur cet acte. J'aurais pu ignorer la demande Calvin, l'abandonner là-bas ou même l'emmener à l'hôpital au lieu de la laisser vivre avec moi. Elle aurait pu retrouver sa famille au Laos et recommencer de zéro.

        Quand je l'ai tenue tremblante contre moi, j'ai ressenti comme une puissante vague me submerger. Moi qui pensais avoir réussi à retenir tous les sentiments que j'ai vécus auprès de Julie et d'Aurore et qui pleurais leur perte comme si le temps n'avait jamais eu d'emprise sur mes souvenirs... À quel moment ma mémoire a-t-elle commencé à s'effriter et générer ces petits trous noirs, faisant disparaître des morceaux de ma vie comme s'ils n'avaient jamais existé ?

        J'ai déjà tenu Aurore dans mes bras pour la consoler et la rassurer. Je me souviens maintenant de ce que je ressentais. Cette bienveillance réveillée en moi, je m'en rappelle à présent la douceur et plus uniquement la tristesse de l'absence. Je craignais de perdre Julie et Aurore en permettant à Alona d'occuper une place en moi. Au lieu de cela, elle vient de reconstruire une partie de mes souvenirs passés. En existe-t-il d'autres qui se sont égarés dans l'ombre ? C'est vraiment étrange et très effrayant, comme si le temps avait posé un voile de plus en plus épais sur ce que je ressentais. Le changement s'est révélé si lent et si doux que je n'ai rien vu venir. À la fin, il n'est resté qu'un vide remplaçant ce qui se trouvait auparavant à cet endroit dans ma mémoire. Comment puis-je me battre contre le temps ? Comment savoir ce qui a disparu ? Puis-je faire confiance aux souvenirs qui demeurent ou ont-ils été modifiés à mon insu ?

        Mes cauchemars ne se sont pas arrêtés, la mouche que je suis ne sait toujours pas où le Colibri se cache et je suis si fatigué cette semaine que j'ai même perdu toute volonté de me rendre à la boxe. Et pourtant... Pourtant, je me sens soulagé parce que j'ai récupéré une partie de moi. Alona a rallumé une lueur endormie depuis longtemps. Mon âme ressemble peut-être à cette maison incendiée, puis reconstruite, qui me paraît maintenant complètement étrangère. Dans la douleur du chagrin, j'ai dû éteindre la lumière dans chaque pièce les unes après les autres pour me plonger dans le noir. Je pensais pouvoir les revoir et les conserver avec moi plus facilement comme cela, mais je n'ai fait que transformer mon cœur en salle de cinéma. Le film des souvenirs que je regarde n'est plus celui que j'ai vécu. Je ne fais que suivre les images sans pouvoir différencier la pauvreté de ce que je ressens en tant que spectateur de l'intense réalité éprouvée par le passé.

        Ce soir, Alona vient de raviver une partie du film. Il a retrouvé ses couleurs alors que je ne le voyais plus qu'en noir et blanc. Tout en la tenant dans mes bras, j'ai pu toucher du bout des doigts l'un des acteurs. Les mots vibraient à nouveau et le contact des autres avait recouvré sa chaleur.

        Cette fille a souffert plus que quiconque. Comment a-t-elle réussi à conserver un tel éclat en elle ? Son cœur devrait avoir été détruit par ceux qui se sont servis d'elle durant tant d'années. Elle a grandi aux côtés de monstres sans jamais prendre leurs traits. Alona est restée plus humaine que je ne le serai jamais. Je ne voulais probablement pas le réaliser auparavant, mais elle possède toujours cette lumière qui rend les enfants si différents des adultes. Était-ce sa façon à elle de survivre ? Cacher cette lumière et cette innocence au fond d'elle pour ne pas la perdre, cela a-t-il été le seul moyen pour elle de résister à un présent qui la poussait à ne pas espérer de futur ? Quelque chose me semble briller très fort en elle. Je me demande toujours pourquoi elle garde plusieurs de mes lettres. Quel intérêt de collectionner de la noirceur quand elle possède en elle tant de clarté ?

        Les livres, son journal, mes lettres... Les mots paraissent importants pour elle. Je ne crois pas que cela date de son récent apprentissage de la lecture avec NH. Ce qu'elle a partagé avec moi aujourd'hui, c'était une part d'elle-même que je suis peut-être le premier à découvrir. Quel courage cela a-t-il exigé d'elle pour me faire confiance à ce point ? Au début, elle m'a demandé de lui dire qu'elle devait changer de maître et de maison pour l'aider à trouver la force de sortir. Cela aurait pu suffire. Pourquoi a-t-elle choisi de m'en confier davantage ? Ce sont plus que des mots qui se sont échappés de sa bouche, puis de la mienne. Ces simples lettres juxtaposées qui ne formaient pour moi que des noms, des verbes et des adjectifs ne me semblaient utiles que pour les assembler en phrases. Elle perçoit quelque chose au-delà des sons qui leur sont associés. Je ne sais pas pourquoi ces mots sont importants pour elle, ni pour quelle raison ils peuvent la manipuler.

        À cet instant, j'ai senti tant de stress en elle que l'on aurait dit qu'elle me confiait la seule arme capable de la détruire. Je n'ai fait que la rejeter encore et encore par peur de perdre les existences de Julie et Aurore. Elle aurait dû me détester, mais elle m'a au contraire toujours apporté son aide. Je pourrais la croire stupide, s'accrochant simplement à ce dont elle dépend, mais c'est faux. Elle me parait loin d'être bête. En faisant le bilan des semaines passées à ses côtés, je réalise combien elle apprend vite, ainsi que le nombre de ses actions qui ont été réfléchies pour assurer sa survie. Son esprit n'est pas celui d'une idiote et, malgré son manque d'éducation, je la pense intelligente et très éveillée. Elle possède encore la maladresse d'une adulte en devenir, mais je suis certain qu'elle se rend compte des conséquences de son geste. Dans le seul but de retrouver la liberté, elle s'est mise en danger en se confiant autant à moi. Qu'est-ce qui la pousse à aller aussi loin ? Personne ne m'a jamais accordé autant de confiance.

        Comment trois simples mots peuvent-ils acquérir autant de pouvoir ? Que voit-elle dans ceux que je couche sur le papier ?

        Aujourd'hui, j'ai le sentiment de m'être lié à Alona ou plutôt qu'elle s'est liée à moi. Cela devrait m'effrayer, mais ce n'est pas le cas. Quelque chose a changé en moi et ces onze lettres partagées me semblent précieuses.

SH

L'Appel du ColibriWhere stories live. Discover now