Calligramme.

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Calligramme.

En plein milieu de la nuit, le ciel brille et le soleil est bleu. Il fait nuit et des notes vieilles de quelques autres antiquités résonnent dans la rue, montent et toquent aux fenêtres. Personne n'ouvre. Elles s'en vont. TaeHyung est assis au bord de son lit, les pieds nus et froids, les yeux perdus, posés au delà du sol, dans des endroits invisibles, dans sa tête. Il ignore l'heure, il ignore la musique contre les vitres, il ignore ce sentiment de vent glacial qu'il invente. Il y a des embruns d'orage dans l'air. Et il n'ouvre les yeux que lorsque sa mère entre. Il la regarde avec de grands yeux attentifs, deux perles lumineuses dans les vagues ténébreuses. Sa mère marche jusqu'à lui, s'assoit à ses côtés, l'observe. Elle le contemple d'un œil vide. TaeHyung reste immobile, l'âme battante. Elle n'était pas très contente quand le lycée l'a appelée la veille. Votre fils a fait un malaise. Il a perdu connaissance. Il est tombé. Il est tombé. Son père n'a rien dit en venant le chercher. Sa mère n'a rien dit quand il est rentré dans le salon. Elle n'a rien dit du tout. Mais ses yeux brûlaient de flammes indolentes. Comme maintenant. Bien que plus stables, impassible dans le silence.

La femme pose une main sur la joue du garçon, la fait glisser le long de sa mâchoire d'un geste latent. Elle passe ses doigts dans son cou, sur ses clavicules, près de son cœur si lent. Puis elle le gifle violemment. TaeHyung porte sa main sur sa joue rougie. Il y a tout un tas de choses qui s'embrume dans son esprit. Il pense, il pense, il pense tellement et trop d'un coup. Tant de choses à dire que rien ne sort. Silence jusqu'à ce que bruit s'ensuive.

« -Pourquoi tu veux toujours me faire du mal comme ça ? Pourquoi tu me fais toujours souffrir ? J'ai mal de t'avoir pour fils. »

Les premiers mots qu'elle lui adresse depuis des mois.
Des reproches, c'est tout ce qu'il restera.

Alors elle se lève d'un geste grave, ouvre la porte, puis s'en va. Son aura sombre plane encore. Et TaeHyung a les mains qui tremblent, la gorge nouée, la poitrine en feux. Et il reste statufié plusieurs centaines de milliards de minutes avant de réagir enfin. Il regarde autour de lui, découvre sa chambre de ses propres yeux. C'est affreux. Il se lève et arrache les papiers sur les murs, se brise les doigts à casser les traces d'imperfection qu'il a laissées partout. Il a laissé son imperfection tout partout. C'est affreux. Alors il saccage le peu qu'il a de ses membres gelés. Il jette, arrache, déchire, balance, écrase du bout des ongles. Puis régnant sur un silence étrange, au dessus des papiers et des objets ravagés, il tremble. Il étouffe là. L'air de cette maison empeste. Il a besoin d'oxygène. Il a besoin des cieux. Alors il ouvre le velux, pousse sur ses bras endoloris, puis contemple les maisons dans la nuit, les points illuminés et la petitesse de son monde abruti. Il descend par le toit mat, puis par celui du garage et s'enfuit dans le noir.

TaeHyung marche, pieds nus, sur le goudron mouillé. Il marche sans savoir où aller, sans y penser, sans s'arrêter. Il marche dans les ténèbres d'un monde qui change. Il marche et avance, s'enfonce dans les trottoirs et les détours, plante ses yeux brouillés dans les paysages uniformes. Il marche, marche, marche loin, très loin. Il va là où le porte son corps. Et il sait qu'il n'y a pas que son corps qui l'emporte lorsque sa main sonne à la porte d'une maison allumée. Après une sourde latence, une femme ouvre la battant. Ses yeux s'agrandissent joliment. Elle a des traits doux. TaeHyung les reconnaît. Aucun mot n'est échangé. Juste une incompréhension partagée. Puis un nom est crié. Quelqu'un dévale les escaliers, s'immobilise dans l'entrée. JungKook est là, TaeHyung aussi. Leurs regards se croisent pour la première fois depuis des siècles, se figent, plongent, se mélangent l'un dans l'autre. JungKook murmure son nom. Et il y a tellement de sentiments et d'émotions hurlantes qui se manifestent en même temps. Et la panique. La panique quand il voit son corps grelottant, pâle, ses doigts tâchés et ses pieds en sang. Il y a comme un supplice dans ses pupilles. Et autre chose. Personne ne sait. Comme une inconscience, comme s'il n'était pas venu par décision mais par besoin. Nécessité de fendre la nuit pour le trouver. JungKook chuchote des mots enroués, rassure sa mère et emmène TaeHyung avec lui. Il l'entraîne jusqu'à l'étage et le fait s'asseoir sur son lit.

TaeHyung est coincé dans une crise d'angoisse brutale. Son cœur martèle contre sa poitrine, ses poumons brûlent et ses mains tremblent. Des larmes trop concentrées restent logées au bord de ses paupières. Il sent son corps lui échapper. JungKook s'agenouille devant lui, murmure des paroles entrecoupées, terrifiées. Il lui murmure de se calmer, de lui raconter, d'oublier, de le regarder dans les yeux. TaeHyung le fait. Il voit ses yeux. Et ses yeux lui avaient manqué. Capturé par leur teneur, TaeHyung s'apaise. Ils restent ainsi, les orbes figées, jusqu'à ce que la crise passe. Puis quand TaeHyung peut à nouveau respirer normalement, il descend du lit et s'agenouille aussi. Il pose ses doigts contre la trace violacée qui trône sur la pommette gauche de l'autre garçon. Il l'effleure. On dirait la voie lactée. TaeHyung demande si ça fait mal. JungKook fait non de la tête. JungKook le détaille comme s'il le voyait pour la première fois. Et ce soir là, une ondée sceptique monte de son estomac à son cœur. Quelque chose a changé. Il y a un détail qu'il voit et qu'il ne reconnaît pas. Soudain JungKook attrape le poignet de TaeHyung. Sa main l'entoure largement. Trop. Et l'ondée part du cœur pour embaumer son cerveau. JungKook baisse les yeux et tourne sa main du côté de la paume. Ses doigts caressent les lignes et les veines sur son poignet, puis remontent les manches de son pull, longent les courbes fines, évidentes sur sa peau translucide.

Lorsque JungKook s'aperçoit qu'il ne peut pas monter la manche plus haut, il s'empare de son autre bras et recommence. Quand il en a terminé, ses pupilles horrifiées se posent sur son visage. TaeHyung comprend mais ne comprend pas et il est trop tard pour l'en empêcher quand il lui enlève son large pull d'un geste rapide. Le tissu clair tombe dans un coin du tapis. Les yeux de JungKook sont deux planètes illuminées par les faibles lueurs accrochées au mur. Immenses. TaeHyung les contemple et les voit s'emplir de lumière tandis qu'un sentiment de fraîcheur parcourt son torse. JungKook lève les yeux au ciel, comme pour garder la lumière à l'intérieur. Puis il les baisse et cache la lumière de ses deux mains. Ses épaules sont secouées de chocs électriques. La lumière coule de ses mains en cascade lacrymale. Il s'électrocute de tristesse.

« -Tu me trouves si laid que ça ?

-Mais... TaeHyung. Regarde. Regarde comme tu es maigre. »

TaeHyung s'approche, retire ses mains de son visage et essuie ses larmes. Ne pleure pas. Ce n'est pas grave. Ce n'est pas grave. Ne t'en fais pas. JungKook ne répond pas, paralysé. Le visage de TaeHyung s'effondre de fatigue. Il s'endort là, la tête sur les jambes de JungKook, enveloppé par sa douceur. Et toute la nuit JungKook le regarde, sans cligner des yeux, sans bouger. Il regarde sa chair à fleur de ses os, les contours de son squelette, la faiblesse de ses côtes, le pâleur de sa peau. Il frôle ses cheveux, sa mâchoire, les creux dans ses joues. Il pense des heures, il croit devenir fou. Et à l'aube quand la lune jaune entre par la fenêtre. Il sait qu'il a été aveugle. Et les insultes qu'il avait envie d'hurler contre la vie en plein milieu de la nuit sont devenues des silences lourds d'existence. Car il a peur. Peur de le prendre dans ses bras et de le briser en mille morceaux. Car il sait. Il sait que le garçon qu'il aime meurt lentement sur ses jambes. Et il ne sait pas quoi faire.

Et dans une autre réalité, ce n'est peut être pas la réalité.

Âmes Poétesses - TaeKookOù les histoires vivent. Découvrez maintenant