Ovation.

1.8K 324 38
                                    

Ovation.

Le drap des cieux s'est couvert de noir. D'un côté la Terre, de l'autre l'Univers. TaeHyung y croit très fort. Il sort par le velux ouvert. C'est presque habituel, routine de somnambule éveillé. Il descend le toit de quelques gestes mécaniques et arrivé en bas il dégaine les clés volées. La Ford de son père est restée dans l'allée. Tout le monde dort car c'est la nuit. Et c'est la nuit car tout le monde dort. TaeHyung ouvre la portière, rentre sans faire de bruits. A l'intérieur, il se sent bien, à l'abris. La faible lumière jaune dans l'habitacle se confond à la lueur bleue du soir. Il ferme les yeux et laisse reposer sa tête contre le siège. Puis soudain, quelqu'un rentre, TaeHyung ouvre les paupières très grand. Il tourne la tête. C'est son frère. TaeHyung ne dit rien, ne fait rien que froncer les sourcils. Il veut comprendre, comme tout le monde.

« -Laisse moi venir avec toi, s'il te plaît. Je serais minuscule. »

TaeHyung reste immobile. TaeHyung ne dit rien. Puis il cesse de froncer les sourcils, hausse les épaules et démarre le moteur. Il n'a pas son permis, mais ce n'est pas vraiment un problème. Hoseok n'est pas là ce soir. TaeHyung conduit quand même. Ils arpentent les rues rases, longues et larges. Vide. Son frère allume la radio, change la station plusieurs fois. Des sons entrecoupés, des fragments de chanson passent, s'en vont. Des notes et des voix humaines grésillantes percent le silence avant de repartir aussi vite. Puis quand il trouve une station audible, il la laisse les envahir. Aucun d'eux ne parle. La personne dans la radio le fait à leur place. Ils passent un vieux discours d'Alan Watts, philosophe à ce qu'on dit. Et les mots grimpent pour s'agripper à TaeHyung. Ils s'infiltrent en lui, comme une flèche. Tranchante. Il se dit que tout est beau la nuit dans l'autoradio. Il le garde pour lui, car l'homme poursuit. C'est comme un rêve dans un rêve. Réalité.

Ils s'aventurent un peu dans les rues longées de grandes maisons. Le quartier est décoloré. Il n'y a plus que le bleu et le jaune nocturnes. Tel Van Gogh et ses Nuits étoilées. Puis ils s'arrêtent en plein centre d'une route déserte. Le discours est fini mais TaeHyung y pense encore. Les mots le travaillent. Le genre de mots qui changent ce genre de choses. Son frère bascule à nouveau sur une autre station, puis il regarde à travers la vitre, les yeux curieux. Soudain la portière arrière s'ouvre et laisse s'engouffrer l'air humide. JungKook s'installe au milieu de la banquette. Il échange quelques mots avec TaeHyung. Ils rient. JungKook a un sourire en forme de voie lactée. Son regard s'attarde quelques secondes sur le gamin assis dans le siège passager. Il le salue vivement, sourit grandement. Le jeune frère le dévisage. Puis il se tourne vers TaeHyung. Puis vers JungKook encore. Comme c'est étrange. Ils ont l'air lunaire.

Et soudain le monde n'est plus si calme. Il y a ce garçon qui est entré dans la voiture, et son grand frère n'est plus son grand frère, et la voiture n'est plus la voiture, et les sourires sont vrais. JungKook parle de choses intéressantes pendant le trajet. Il est vraiment déterminé. TaeHyung parle aussi. L'enfant est fasciné. Et ils s'en vont dans l'ombre. Cette nuit là, ils partent en ville, frôlent les buildings ainsi que les lignes blanches le long du béton. Enfin, ils se garent quelque part, devant un immeuble très large et très haut. Hoseok a invité des gens ce soir. Et dans son salon où rien n'est ni vraiment rangé, ni vraiment désordonné, les enfants grands euphorisent. Les livres sont encore entassés à gauche à droite. Et il y a des lampes sur le sol, des tapis contre les murs, des rideaux sans fenêtres et des fenêtres ouvertes sur le ciel. Quand TaeHyung et JungKook entrent les gens ne sont pas si bruyants. Le frère de TaeHyung est silencieux. Il regarde le monde avec des grands yeux. Mais il suit son frère et son frère s'assoit dans un coin du canapé aux côtés d'Hoseok. Il règne une atmosphère puissante, et pourtant flottante.

Les gens n'ont pas le même âge, pas la même couleur, pas la même humeur. Ils ont leurs propres tics, leurs propres avis. Ils se suivent des yeux, se parlent, s'écoutent. Ils s'amusent parfois. Ils sont ébahis souvent. Ils viennent de partout et de nulle part, vraiment. Et ce soir, ils partagent les mêmes paroles et le même plancher où on s'assoit en tailleurs. C'est un monde ailleurs. Personne ne se ressemble mais tout le monde se connaît. Et certains partiront demain et ne reviendront jamais. Mais pour l'instant le temps est indulgent. Et il y a ce type qui joue Smells like Teen Spirit avec sa guitare acoustique en chantant doucement des mots brutaux. JungKook s'est assis par terre devant le canapé, la tête à côté du genoux de TaeHyung. Il arrive qu'il lève les yeux, que TaeHyung baisse les siens, et qu'ils se regardent sans rien dire. Ils se sentent bien. Et il arrive aussi que JungKook discute avec son frère. Lui, est captivé. Il n'est même plus sûr de savoir où il est. Les gens le trouvent amusant, lui posent des questions. Ici, les gens sont grands et aimables.

Ils restent très tard. Ils s'égarent un peu. Ils parlent d'art et d'ego. Ils parlent beaucoup et on se perd dans les mots. JungKook aborde la littérature, comme un fait d'existence. Il fait parfois des longs discours plein de sens. Des idées que beaucoup entendent mais que presque tous oublieront. Mais pas TaeHyung. TaeHyung écoute JungKook car même au milieu de ces couleurs riches et variées, au centre de ce doux et vaste tableau, il est le seul être, éphèbe spirituel, à avoir de l'importance. TaeHyung repense à cet autre homme, Alan Watts, le philosophe, lorsqu'il entend ses mots. Comme si se positionner à travers eux, c'était voir le monde avec de beaux yeux. Et le monde devient tout aussi beau. Porteur d'espérance. JungKook parle et fait des gestes élégants avec ses mains. TaeHyung, lui, a son coude sur l'accoudoir et sa joue sur son poing. Il le voit avec les prunelles. Il le contemple avec l'âme. JungKook est beau.

Très longtemps après minuit, JungKook et TaeHyung quittent la soirée et récupèrent la voiture en bas de l'immeuble. Cette fois JungKook conduit et TaeHyung prend place à ses côtés. Il est tard, mais également si tôt. Et à cette heure tardive, il y a encore une infinité de choses à dire. Alors ils parlent longuement. Sans s'arrêter et sans s'en apercevoir complètement. Ils quittent le centre, ils quittent la voie, ils quittent la Terre. Ils sont entrés en eux même et ont trouvé une porte sur l'univers. Et ils roulent la fenêtre ouverte et les cheveux dérangés, parce qu'il fait plus tiède que ce qu'ils pensaient. Parfois, TaeHyung passe ses doigts à travers la vitre et joue avec le vent. JungKook aime le geste indolent, si délicat et si violent, danseur dans les éléments. C'est joli. Et ils roulent longtemps. Ils parlent de l'existence. Large sujet. Ils discutent des gens, et de ce que les gens font de bien. Ils parlent des inconnus qu'ils ont croisés dans la rue. Il effleure le genre humain avec la parole. C'est une farandole d'histoires poétiques. Puis d'un coup, sans s'y attendre, la vie renaît encore. Et le petit frère de TaeHyung s'est endormis sur la banquette arrière.

« -TaeHyung regarde. Regarde. C'est incroyable. »

Perdus sur les voies aériennes de l'autoroute, en haut des grands ponts de pierres, la voiture s'arrête. De cette voiture, deux garçons sortent, deux éclairs illuminés. Ils se précipitent au bord du vide et se dressent face à l'éternel horizon. Un immense soleil jaillit du sol, fils de la courbure terrestre, enfant d'une nature céleste ; c'est un géant. Sa lumière embrase le ciel et les routes surélevées qui se croisent sans jamais se toucher. La flamme de l'astre a jauni la toile sans nuage. La porte s'est ouverte. Les âmes poétesses se sentent entières, guidées par l'instinct. Elles sont au bon endroit, au bon moment. Ensemble, presque à genoux devant la beauté surréelle, d'une réalité dont ils avaient oublié la teneur. Aucun ne parle. C'est le silence. Le fait est accompli. Tout a été dit pour cette nuit. Ils sont donc là, côte à côte, saluant le ciel. Et le jour se lève.

Et peut être que dans une autre réalité, les Âmes poétesses se mettent à danser.

Âmes Poétesses - TaeKookWhere stories live. Discover now