Chapitre 13 : Luaya.

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Le crissement métallique lui fit grincer des dents. Sa main rouillée faisait un bruit à réveiller les morts, malgré la dose conséquente de lubrifiant utilisée. Il s'était donc vu dans l'obligation de rendre visite aux sorcières, afin qu'elles rabibochent l'imperméabilité de sa main. Il se demandait comment l'horrible grincement n'avait pas encore été découvert par ces aristocrates à l'affût de la moindre erreur.

Soudain, sur l'appareil rond fabriqué par ses soins, deux points rouges se mirent à clignoter. Ils s'approchèrent vivement de la petite croix qui marquait son emplacement. Ses sens captaient un sifflement aigu, annonciateur de l'arrivée des Patrouilleurs : des sphères aussi belles que l'astre solaire, envoyées par la reine Victoria pour sécuriser Londres. Si on découvrait sa présence à cette heure avancée de la nuit, il ne donnerait pas cher de sa peau. La dernière fois qu'on avait fait vibrer la toile, les fils de soie s'étaient enroulés sans pitié autour de la pauvre victime. Les pinces en acier des Patrouilleurs l'avaient serré en une accolade dévastatrice, alors qu'on l'emmenait auprès de la reine. Personne ne l'avait revu après ça.

Il émit un grommellement frustré. Ni les dieux ni les hommes ne le sépareraient de sa muse. Il n'avait pas le temps de jouer aux échecs avec Madame. La troisième semaine d'Equinoxe débutait enfin. L'aboutissement du rituel ferait renaître Lady Thémis de ses cendres. Son cœur frémissait d'anticipation. Oui, oui, oui... Plus que deux mois à se mélanger à la populace humaine. Deux mois avant la liberté. Plus de dettes envers Lui. Plus de chaines le maintenant prisonnier. Il sera libre et immortel. Mais tout cela n'était pas sans risques. Il n'osait imaginer ce qu'Il lui infligerait s'Il se rendait compte de la duplicité dont il faisait preuve. Son détecteur bipa encore une fois, le sortant des prémices d'une morose réflexion. Les Patrouilleurs se trouvaient près de lui, à deux pâtés de maisons seulement. 

Un frottement résonna à ses côtés. Une petite tête était apparue au pied du mur de la maison derrière laquelle il se cachait. Sa moustache vibra en écho aux ondes magnétiques émises par les sphères. Son corps poilu tremblait, nerveux, il se mit à balayer ses moustaches d'avant en arrière. Lentement, pour ne pas effrayer – plus qu'il ne l'était déjà –, l'être minuscule qui se trouvait à ses pieds, il l'accueillit dans sa paume. Constatant que ces couinements aigus ameutaient les Patrouilleurs, il referma sa main atour de la boule de poils. Le sang se mêla à l'essence et aux rouages de son membre sans vie, tachetant sa manche et ses chaussures. Puis il relâcha la masse informe qu'était devenu le rat, et reprit son chemin. Ses enjambées se firent plus longues, l'œil à l'aguet et son détecteur de mouvement comme seul guide. Les battements de son cœur s'adaptèrent à sa démarche précipitée. Il déambulait sur le fil de la mort, le feu des Enfers lui léchait ses bottes en cuir, et il adorait ça. Sa main frétillait d'une envie terrible. Il voulait plonger son poignard dans le corps chaud d'un individu, humer la fragrance âcre de l'hémoglobine et voir son regard se voilée face au souffle putride de la Mort. Sa langue rosée lécha les traces sur sa main, une moue dégoutée fendit son visage. Décidément, rien n'équivalait le sang humain. Il en salivait presque. Il brûlait d'impatience mais chaque meurtre avait un but précis, afin d'amener Thémis là où il le voulait. Le seul inconvénient qu'il n'avait pas calculé, était l'intérêt soudain qu'elle avait éveillé chez deux des êtres les plus redoutables de la planète.

Il était enfin arrivé. Devant lui, une cabane brinquebalante s'érigeait entre deux taudis ouvriers. La crasse qui les recouvrait eut presque raison de lui, toutefois Luaya était la seule à pouvoir lui rendre la fonctionnalité de son bras. Alors, un mouchoir en guise de protection, il poussa la porte détériorée par le temps. L'étroitesse de la pièce le surprit. Ici et là était posé, parfois à même le sol, des bocaux dans lesquels la sorcière entreposait épices et herbes, mais aussi des choses bien moins ragoûtantes. Une odeur de moisi régnait dans l'habitacle, si présente qu'elle en était entêtante. Cahin- caha, il parvint à l'arrière-boutique protégée par un rideau d'un vert crasseux. Là, sur un fauteuil miteux se tenait assise une forme incertaine. Son visage était caché par une chevelure blanche aux pointes fourchues, ne laissant paraitre que deux billes étincelantes de malice malgré son âge avancé. Elle parlait d'une voix faible et rauque, comme s'il y avait bien longtemps qu'on n'avait osé la déranger dans son antre. Personne, sauf ces deux individus assis devant Luaya. D'un même élan, ils se tournèrent vers lui. Il sut en les voyant qu'ils étaient dangereux : de leurs armes sagement rangées dans leur fourreau, à l'examen visuel auquel on le soumettait. Il n'y avait aucun doute sur le fait qu'ils avaient remarqué les gouttes de sang sur ses habits. Mais que faisait donc ces guerriers chez Luaya ? Connaissaient-ils sa véritable vocation, ce don effroyable qui faisait d'elle l'une des sorcières les plus craintes d'Angleterre ? Et que lui voulaient- ils ? Il espérait que non, le blason tigré qui ornait le revers de leur veste était synonyme de problèmes. Et lui, des problèmes, il n'en souhaitait davantage. Ils se retournèrent un quart de tour afin de mettre fin à la conversation qu'il avait interrompu, tout en ayant vu sur lui.

- Ce fut un plaisir de faire affaire avec vous, sorcière. N'oubliez pas ce qui a été convenue.

D'un geste leste, Luaya désigna la bourse contenant la monnaie promise.

- Pour qui m'prenez-vous Lord Royale ? lui répondit sa voix abîmée par la solitude. Croyez-vous êt'e le premier à me demander de mentir pour quelques pécules ? Tarot, chiromancie et ast'ologie, des conneries rien de plus, postillonna-t-elle. Vous avez beau savoir que le surnaturel nous entou'e, vous restez sur vos ga'des lorsqu'il s'agit de forces supérieures.

Ses yeux se plissèrent en deux fentes sombres enchâssées de rides.

- Le clan des Augures sème le doute dans vos cœurs endu'cis.

Avec rudesse, sa main osseuse attrapa le bras de Lyncoln. Elle le tira jusqu'à elle d'un coup sec, son visage à quelques millimètres du sien, ses yeux harponnèrent son âme.

- Je pou'ai prédire votre avenir, vous dire que le corbeau guette vos pas. Protégez celle que vous aimez, assu'ez-vous de prêter allégeance au tigre correct. Tenez-vous prêt à battre des ailes vers la cla'té du ciel, au risque de vous faire engloutir par les Ombres. Le 13 approche à une vitesse démesurée. Le monst'e tisse son piège pour se nourrir du papillon.

Puis Luaya le relâcha. Son dos s'appuya de nouveau contre le dossier du fauteuil, avant de remettre en place les guenilles qui la recouvrait. Lord Royale ne savait que dire. Sa respiration s'était alourdie, sa main liée à celle de Lysandre. Devait-il croire les paroles du devin ? Elles paraissaient si juste. Il vit sa femme jeter un regard à sa droite, vers le gentleman qui avait déboulé chez la vieille femme. Son parfum trop fort perturbait son odorat, importuné au plus au point par les bocaux de Luaya. La lune entamait doucement sa descente, il était l'heure de partir et de rejoindre Desiderio. Il était le centre d'attention de la petite cabane délabrée. Le présage tournait en boucle dans sa tête, ne lui laissant aucun répit. Jamais il ne remettrait en cause la fidélité dont il faisait preuve envers son Alpha, son Primum, son Maître. Il leur avait offert un foyer et une famille, avait fait d'eux des personnes respectables et fortes. Les Royales leur devaient tout. Ils quittèrent l'Augure, décidés à ignorer l'avertissement donné.

~*~

Enfin seul, il enleva son gant et le rangea dans la poche de son manteau. Il posa le bras gauche sur la table dans un « clic » métallique. Elle était gluante et recouverte de tâches suspectes. Luaya le scrutait derrière ses cheveux emmêlés, comme pour décrypter ses pensées. Finalement, ses mains encadrèrent les rouages de son bras. Des pentacles firent leur apparition. Ils tournaient sur eux-mêmes tandis que les arabesques se mouvaient tels des serpents. Le liquide bleuté qui faisait office de carburant s'emplit à nouveau, les pièces se mirent à trembler et à changer de position pour s'enduire finalement d'un liquide étincelant. Alors qu'elle le soignait, son regard tomba sur un périodique enterré sous des piles de... choses.

- Est-ce celui d'aujourd'hui ?

- Oui, mon pe'it fils me l'a apporté il y a peu. Y'a un tueur qui hante les rues de Lond'es. « Le Couturier » qu'on l'a appelé.

- Le Couturier... raffiné et savoureux en bouche, se délecta-t-il. Merci pour la réparation, ce que je vous dois, dit-il en lançant la monnaie sur la table.

Luaya ne répondit rien, laissant cet homme quitter son foyer. Car la sorcière avait deviné, dès l'instant où son aura avait percé sa barrière, qu'il fallait fuir le démon avant qu'il ne se réveille. Elle regarda ses genoux s'entrechoquer et les frissons parcourir son corps sans force. Qui que ce soit, elle n'osait imaginer ce qu'il ferait lorsqu'il atteindrait enfin sa cible. De ses ongles noirs, elle grava sur la table le chiffre 13 entouré de deux pleines lunes.

- Jupiter, accueille- moi prêt de toi, loin des présages funestes qui nous attendent.

Ces lèvres sèches craquelèrent sous cette supplication exprimée à haute voix. Elle recueillit de son doigt les gouttes rouges qui avaient perlé. Muette, Luaya les contempla.

- Je t'en supplie, souffla-t-elle.

Carpe Diem : Folies NocturnesWhere stories live. Discover now