Chapitre 26 : Emportée.

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Puis, l'ennui et la solitude vinrent lui rendre visitent tels de vieux amis : agréables et rassurants. 

Au fil du temps, la vigilance diminua. La paranoïa fut remplacée par la frénésie nuptiale qui atteignait chaque femme à l'approche de son mariage. Une cérémonie religieuse classique était prévue pour le Tout-Londres. Après cela, les mariés imploraient la bénédiction de la Lune, entourés de la meute. Venait ensuite l'accouplement. Desiderio préféra passer sous silence cette partie-là, devinant qu'ils ne suivraient pas la tradition mais plutôt les habitudes humaines. 

Lorsqu'ils allaient dans leur maison de plaisance du Derbyshire, les frères de Thémis ne se gênaient pas pour se balader torses nus, offrant leurs corps au soleil tel une offrande divine. Au contact de leur peau, elle frissonnait d'émoi, d'une curiosité tout enfantine presque chaleureuse, hormonale. C'était cela, voilà, tout : le désir fugace de sentir un homme contre elle. Il fallait être rationnelle ! Ne pas se laisser emporter dans des frissons et des bêtises. Alors elle courait, rougissante, loin d'eux mais toujours plus près de sa délivrance. 

Puis le temps passa et Thémis arrêta d'être une adolescente aux prises avec ses envies. Oh, elles n'étaient pas parties ! Elles étaient là. Quelque part, en elle, cachées sous une couche d'obligations et de civilité. Alors le soir, seule dans son lit, elle s'imaginait serrer une main masculine. Tout contre elle, contre son cœur et ce manque latent qui lui bouffait les entrailles.

Avec son mari, Thémis savait que ça allait être différent. Car elle avait le droit. De toucher, de goûter, de découvrir ce que le mariage lui autorisait ; comme si elle possédait ce corps masculin, couché près d'elle. Tout comme elle lui appartenait, corps et âme.

Un appel fit frémir cette nuit remarquable où on put contempler la beauté stellaire. Dans son lit, une jeune femme se réveilla en sursaut. Elle rejeta les couvertures en arrière et marcha jusqu'au banc de bout du lit où elle prit sa robe de chambre. Si elle avait croisé son regard, Thémis aurait vu à travers le miroir des yeux voilés, dépourvus d'iris. Arrachés de toute volonté.

« Mais où est-ce que je vais ? Pourquoi n'ai-je aucun contrôle sur mon corps ? ».

Sitôt que ses pieds foulèrent le sol croquant de St James's Park, la voix de Caïn emplit son esprit. Elle suivit le ton séducteur, un poil autoritaire. A croire qu'il lui enlevait son libre-arbitre, ralentissait toute possibilité de réflexion. Elle avançait parmi les arbres dégarnis de leur prestance, écrasait sans se rendre compte leur plumage arrogant, son regard perdu dans l'ombre inquiétante des plantes. Et enfin, Thémis débarqua dans un cercle auréolé de géants aux rameaux penchés tels des vieillards sur un groupe d'hommes. 

D'hommes, vraiment ? 

Non, ils étaient bien plus que cela, se rendit compte Thémis. Elle approcha : apeurée, déterminée, d'une élégance insoupçonnée. Les créatures — dont l'existence de certaines lui était jusqu'alors inconnu —, la regardèrent avancer d'une démarche aérienne, si différente de son habituel claquement de talons, qu'ils s'écartèrent sans un mot. 

Des rafales de vent à l'arôme sucré du secret jalousement gardé, soulevèrent ses cheveux de jais. Ils portaient de longues tuniques informes dont la capuche pointue, semblable aux chapeaux de sorcières, reposaient dans leur dos. Puis le cercle se referma sur la jeune femme. Tout tournait autour de ça finalement.

Un cercle, un rond, d'une banalité affligeante. 

De la perfection géométrique de Vitruve. 

Un absorbeur d'énergie pure. 

Rien que cela. 

Et Thémis l'aperçut. Figure anonyme au milieu de la foule, ne bougeant pas mais l'observant. Elle. Comme une bête de foire, une expérience menée à son summum. Elle tressaillit, incommodée face à cette inspection malveillante. La jeune femme sursauta — vraiment—, lorsqu'il s'approcha d'elle. Elle ne voyait que noirceur sous la capuche. Un trou noir qui gobait ses émotions, sa vie, son âme ; tout ce qui faisait d'elle...

...Elle. 

Carpe Diem : Folies NocturnesWhere stories live. Discover now