Chapitre 16- 2 : Le commissaire Bensti

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Dans les locaux de Scotland Yard, trois personnes s'étaient enfermées au dernier étage, au fond d'un couloir aux couleurs désuètes, agrémenté par une file parfaitement symétrique de bureaux rectangulaires. L'agitation derrière la porte fermée se propageait telle une fièvre éruptive. Les policiers tournaient en rond, attentifs au moindre ordre lancé pour atténuer les dégâts. Mais rien n'arrivait. Ils étaient perdus face à l'excitation fébrile des londoniens. La nouvelle s'était répandue comme une traînée de poudre. Quoi qu'ils fassent, la situation empirait de minutes en minutes.

La masse graisseuse qui composait le commissaire Bensti vibra sous son rire incrédule.

Il se moque de nous ! Comment ose-t-Il jouer dans les rues de Londres comme si elles lui appartenaient ?!

Ses petites lèvres baveuses babillaient des insultes inaudibles. A cet instant, il ressemblait à un enfant dont on aurait confisqué le jouet.

Il fait passer Scotland Yard pour une bande d'inutiles !

Fallait-il se mentir ? La mentalité anglaise voyait la police comme l'affaire de tout citoyen. Les policiers avaient beau accrocher des gourdins à leurs ceintures et un insigne sur leur couvre-chef, ils n'étaient pas moins inefficaces. Toutefois, depuis que le Couturier sévissait, Scotland Yard luttait pour la première fois contre le crime. Londres était divisée en petits quartiers gouvernés par des malfrats qui travaillaient eux-mêmes pour une entité surnaturelle. Finalement, tout menait à cet univers sombre et inconnu où des forces opposées se confrontaient à longueur de journée. Le monde de Desiderio, des Royales, du Mikado mais aussi, d'une certaine manière, de sa famille puisque son père traitait avec eux.

— Commissaire, nous attendons vos ordres, lui rappela Kingdom.

— Mes ordres...mes ordres...On attend que je me décide. On espère que mes décisions calmeront la situation alors qu'en temps normal, on aurait ri dans mon dos, marmonna le commissaire. L'amertume cachait superbement son manque de confiance. Il est l'heure...oui...il est l'heure de prouver ce dont on est capable ! Je ne laisserai personne nous tourner au ridicule, postillonna-t-il.

Son poing potelé tapa contre la table métallique lui servant de bureau. Si Thémis en avait eu la force, elle aurait réagi à l'air blasé de son collègue et ami. Cependant, depuis que Desiderio avait mis de côté l'enquête pour s'occuper d'une affaire personnelle, la jeune femme se sentait observée. Plus que d'habitude va sans dire. Thémis croyait distinguer dans l'ombre des édifices des milliers de regards sur elle. Mais quand elle se retournait, il n'y avait rien. La chair de poule était devenue sa compagne quotidienne. Elle conditionnait son comportement et ses déplacements, sa pensée et ses mots. Elle lui hérissait les poils des bras, lui arrachant des frissons de crainte. Thémis s'était donc cloîtrée chez elle, écrivant sans relâche dans son petit carnet de cuir les observations faites. Enfermé dans un tiroir de son subconscient, le projet de Martin King n'était pas tombé dans l'oubli. Parfois, le carillon du rappel résonnait en elle. Thémis ne se demandait plus pourquoi tout tournait autour de cette fameuse « calèche volante ». Il était évident que ce plan représentait l'espoir pour bon nombre de personnes. Un espoir éclaboussé de sang et de cruauté.

La jeune inspectrice avait profité de l'absence du Primum pour retourner à la morgue. Pour son plus grand malheur rien de nouveau n'avait été découvert. Le docteur Esquisse était formel. Les paupières et lèvres des victimes furent cousues de leur vivant. Leurs corps étaient soit dans un état avancé de décomposition, soit brûlés, ne permettant pas au légiste de confirmer des sévices sexuels. Le fil d'or et les arabesques décoratifs sur le corps de l'aristocrate montraient un goût pour le spectacle. Le Couturier se révélait être un meurtrier assoiffé de rituels emblématique saupoudrés d'un satanisme évident. Les victimes avaient été choisies en rapport à la proximité qu'ils entretenaient avec Barrow' Entreprise. Des prostituées payées par l'inventeur pour un moment de plaisir et d'oubli. Un monsieur un peu trop bavard sur son éclat de génie. Et Englinton, enclin à investir dans ce projet révolutionnaire si ça pouvait lui permettre d'augmenter sa fortune.

Cela fait une semaine depuis le départ du duc. Une semaine que Thémis se terrait chez elle par peur d'attaques surnaturelles. La jeune inspectrice sentait qu'une chose importante lui échappait. Un indice minuscule et sur l'instant, insignifiant, mais qui pouvait l'amener d'une manière ou d'une autre au tueur. Elle avait donc retranscrit l'enquête dans son intégralité mais sans l'aide de Plume, son travail se faisait plus lentement. Thémis refusait de le voir depuis les suppositions de San Silvestre. Son joyeux gazouillement matinal lui manquait. Maintenant, c'était Odile, sa bonne qui tirait les rideaux et lui intimait de sa rude voix de se lever. Ses yeux rougis par le manque de sommeil regardaient sans voir Kingdom hocher de la tête devant Bensti. Comme toujours, c'était à eux de réparer les dégâts.

— C'est votre enquête. Je veux que vous régliez cette affaire au plus vite ! La reine Victoria a mis mon poste sur la touche. Si vous n'arrêtez pas le Couturier, je perdrai mon travail et ma famille n'aura plus de quoi subvenir à ses besoins.

L'air perpétuellement renfrogné du commissaire se mua alors en un dédain hargneux, qui faisait bizarrement luire son regard porcin.

— Je sais, Miss Barowmerry, que votre frère Roy veut vous voir établie. Et que vous êtes plus que réticente à cette alliance sociale. Si vous réussissez à mettre la main sur le meurtrier, vous recevrez les félicitations de la reine et, soyons-fou, l'autorisation de rester une femme libre et indépendante comme elle. Mais honnêtement, je ne vous comprends pas. Quelle femme ne voudrait pas d'un homme ? Une présence virile et rassurante qui vous gardera dans le chemin de Dieu.

— Peut-être que ce sont les hommes qui ont besoin de se sentir aimés....

— N'oubliez pas qu'enfanter est votre devoir divin, continua-t-il en ignorant l'interruption. Vous ferez bien d'obéir à votre ainé pour une fois et restez à votre place. Votre mari saura vous dompter convenablement.

— Je ne savais pas que vous aviez une vision si archaïque de la femme commissaire Bensti. Au point où je me demande pourquoi vous m'avez acceptée à Scotland Yard alors qu'il est plus qu'évident que nous ne sommes que des pêcheresses portées sur un excès de sentimentalisme.

Thémis Barowmerry avait toujours été fière d'être entrée à Scotland Yard. Après tout, elle était la première femme aristocratique à afficher ouvertement son penchant pour les mystères londoniens. Mais maintenant qu'elle regardait le commissaire de plus près, elle se rendait compte de la facilité avec laquelle elle s'était intégrée dans l'équipe. Curieux. Thémis supposait que c'était dû à sa réputation et plus tard, à ses exploits. Oui, Thémis avait cru percevoir dans le regard de ses collègues une étincelle de respect. Elle sentit la présence de son lieutenant près d'elle, lui apportant un peu de réconfort. Au moins elle savait qu'il ne feignait pas son amitié.

— Les femmes ne peuvent être qu'une source à problèmes lorsqu'on les embarque dans son navire. Sauf lorsqu'on est prêt à y mettre le prix...

— Allons-nous en inspectrice, coupa Kingdom. Une scène de crime nous attend.

Elle voulut résister mais il tira son bras jusqu'à la porte. En bas, les officiers regardaient partir ce couple d'un œil étonné.

— Continuez vos occupations !

— Je ne suis pas en sucre Kingdom !

L'ancien militaire la balança dans la calèche de police.

— Je le sais Miss mais à force de garder tout pour vous, vous allez finir par exploser !

Thémis ronchonna des paroles intelligibles puis finit par soupirer de lassitude.

— Vous avez raison, comme toujours. Je m'excuse pour les désagréments causés. Depuis le commencement de la saison mondaine, les événements se succèdent et j'ai horreur de ne pas avoir le contrôle.

Un sourire attendrit orna les lèvres de Kingdom. Il ne comprenait que trop bien le désarroi dans lequel la jeune femme se trouvait. On rêve de devenir des adultes, mais en atteignant l'âge requis, on ne souhaite que de se replonger dans l'innocence et la quiétude de la jeunesse. La fatigue avait creusé ses traits et elle se tenait légèrement vouté, évitant le contact de ses omoplates avec le dossier. Il trouva la position étrange avant qu'un détail vienne le distraire.

— Où se trouve le corps ?

Les yeux bridés de l'inspectrice le plongèrent dans une mer d'amusement.

— A la gare, mon cher.

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