Chapitre I. Le seigneur et sa Dame.

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L'immense salle du trône du palais d'Atralean était à l'image du marécage : des colonnes recouvertes d'un lierre noir, des nappes de brouillard flottant ça et là, une cour constituée de créatures aussi étranges les unes que autres et un seigneur dont l'apparence glaçait d'effroi les cœurs les plus solides.

Le seigneur d'Atralean était plus monstrueux que tous ceux présents dans la grande salle : le mélange de poils, de cuire et de peaux qui le recouvrait était des plus repoussants. Ses longs bras se terminaient par des doigts griffus et il laissait entrevoir ses crocs taillés au travers d'un rictus cruel. Une queue de lion descendant de son bassin fouettait l'air. Pourtant, il possédait une silhouette humaine, musclée et saillante. Il dégageait une telle puissance qu'on n'osait le regarder réellement.

Personne ne prenait garde à la femme à sa droite, en retrait. Ses cheveux noirs flottaient autour de son maigre visage aux joues creuses et contrastaient avec sa peau cadavérique. Ses yeux étaient deux puits noirs sans fond. Pour suivre la mode du marécage, ses doigts squelettiques étaient ornés de bagues qui les poursuivaient de petite griffes d'argent factices. Elle n'avait pour beauté que celle que les membres de cette cour voulaient bien lui trouver, c'est-à-dire, très peu. Drapée dans son immense et austère robe noire qui enserrait sa taille fine, elle adoptait un air rêveur, presque mélancolique. Elle était là comme toujours, faisant partie du décor, liée à jamais au seigneur d'Atralean. Et ce depuis près de huit cent ans, depuis le jour où le monstre du marais l'avait ramenée sans aucune explication et portant pour elle un attrait inexpliqué.

Les avis sur elle divergeaient. Certains contestaient sa place. D'autres la prenaient en pitié car elle était enchaînée au monstre du marais. Et d'autres, la grande majorité, la haïssaient.

Le jeune homme aux cheveux de flammes qui venait de pénétrer dans la salle faisait partie de la troisième catégorie. Il avança jusqu'au seigneur d'Atralean, s'inclina face à lui avant de se glisser à sa gauche.

<< Orion, ravi de te revoir, grogna l'immonde roi des marais.

Le nouveau venu laissa un rictus étirer ses lèvres avant de souffler :

- Alaster, grand seigneur d'Atralean.

Il s'adressait respectueusement au monstre qui lui demanda :

- Du nouveau ? Voilà longtemps que tu es partis à la recherche de ces quelques informations. Que se passe t-il donc dans les recoins sombres de mon marais ?

- J'ai réussi à infiltrer le Trafic d'âmes, tu serais surpris de voir les créatures qui y participent.

- Vraiment ?

Ça n'était pas une réelle surprise. Ce qu'Alaster attendait, c'était des noms, des informations. Orion se permit d'interroger :

- Qu'en font-ils ?

- Cela n'a pas d'importance. Les âmes appartiennent au marais. Les dérober, se les approprier est une très mauvaise chose.

- Veux-tu que j'aille m'en occuper ?

- Pas la peine, j'enverrai moi même un messager.

Le regard du jeune homme dévia sur la silhouette féminine derrière le trône avant de se reposer sur le seigneur. Alors, abandonnant tout respect, il persifla :

- Tu continue à te traîner cette fleur fanée ?

Du menton il désigna la Dame qui s'était raidie. Un grondement retentit avant qu'Alaster ne daigne réponde :

- Elle n'est certes, pas une beauté mais elle me convient pleinement.

- Tu pourrais te trouver une nouvelle Dame beaucoup plus jolie qui pourrait te convenir...

L'absence de réponse signifia à Orion que la discussion était close. Cependant, avant de prendre congé et de rejoindre les autres membres de la cour il souffla :

- Ma sœur, Loena, revient à la cour.>>

Les pupilles du monstre du marais rétrécirent jusqu'à devenir deux petites fentes tandis que son interlocuteur s'en allait. Une chose était sûre, le seigneur d'Atralean allait en entendre parler.

***

Les créatures qu'on pouvait trouver à la cour d'Atralean étaient toutes plus étranges les unes que les autres. Il s'agissait de toutes les âmes qui s'étaient perdues sans se noyer, toutes celles qui avaient échappées à la damnation... Si l'on pouvait considérer que se transformer en monstre et vivre dans cette cour dangereuse était une chose meilleure. Les aspects monstrueux variaient autant que les pouvoirs. Si bien que les gens ne prenaient pas le temps de s'admirer dans un miroir. C'était une chose absurde quand on était dénué de beauté. Seul ceux en possédant ne serai-ce qu'un peu, pouvaient encore s'accorder ce privilège. Ainsi donc Ignea, Dame du Marécage, n'aurait pas du en posséder un. Mais le fait d'être la Dame du seigneur d'Atralean lui accordait ce droit.

Alors qu'elle s'observait, elle et les vestiges de sa beauté passée, une ombre se dressa derrière elle. Elle recula immédiatement, s'éloignant de la glace et baissa la tête tandis que le seigneur d'Atralean passait devant elle. Il s'arrêta, se sentant aujourd'hui d'humeur joueuse. Une terrible envie de titiller sa Dame emplissait Alaster. Ce jour là, il voulait la faire sortir de son mutisme, s'amuser un peu avec elle. Ignea savait garder son calme quand elle le voulait et cela représentait un défi pour l'épouvantable seigneur du Marécage. Sa queue de lion velue vint caresser la peau du bras d'Ignea. La jeune femme releva la tête et plongea son regard noir dans celui de la bête qui gronda :

<<Tu pourrais te rendre au bassin Est du marécage pour moi ?

- Encore cette affaire de trafic d'âme ? Je croyais que les événements de l'année passée en avait dissuadé plus d'un.

Sa voix était rauque, légèrement éraillée.

- C'était le cas.

Alors, le seigneur de ces lieux effleura une des entailles qui longeait l'avant bras de sa Dame. Entailles causées par ses griffes lorsqu'ils s'amusaient. La queue de lion descendit afin d'effleurer la hanche de la jeune femme. La Dame resta immobile, les yeux grands ouverts, frissonnant sous les caresses qui se faisaient plus douce sur la zone entaillées. Alaster cessa brusquement ses mouvements et s'en alla.

- À tout à l'heure, ma belle...>> grogna t-il en s'éloignant dans les couloirs du palais.

Ignea serra le poing, les griffes d'argent s'enfonçant dans la peau glacée de sa paume, laissant des marques en demi lune. Parfois, elle donnerai cher pour pouvoir, ne serait-ce qu'un instant, diriger la bête qui lui tenait lieu d'amant afin qu'il cesse de se jouer d'elle. La Dame observa la silhouette bestiale s'éloigner avant de tourner elle même les talons.

Elle sortit du palais, ses pieds nus foulant l'eau boueuse du marais. Une brume glaciale se faisait sentir, enveloppant le paysage d'un voile de magie. La Dame prit une grande inspiration. Puis elle rengaina une longue lame dans un fourreau, s'enfonça dans une immense cape en lourde toile grise et se mit en route, sa silhouette s'enfonçant dans le brouillard.

Atralean - La Dame Du MarécageWhere stories live. Discover now