Chapitre 1 : Ivy

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En onze ans, je ne me suis retrouvée que rarement dans cette situation. Je suis assise sur une chaise confortable au milieu d'une salle à manger luxueusement décorée. Mon voisinage rit et parle fortement, ceci est sûrement dû à la dose inconsidérable d'alcool qu'ils ont ingéré. Douze personnes sont attablées et malgré les festivités, je me sens de trop, comme à chaque fois. Je scrute mon assiette dépourvue de nourriture, mon ventre est bien rempli mais je ressens ce vide au creux de mon estomac. Ceci est comme une boule de gêne, je n'ai rien à faire là, je veux dire à cette table, à manger ce délicieux repas... Je fais tâche ici...

Heureusement quelqu'un se démarque aussi, certes pas de la même façon mais au moins je ne me perds pas dans ma solitude. Je l'observe discrètement de l'œil gauche, il est assis deux chaises plus loin, un cahier de dessin sur les genoux. Personne ne lui prête attention, trop occupés à rire des âneries du maitre de la maison. Je le regarde, tête baissée pour ne pas me faire repérer. J'ai l'habitude de me cacher, de marcher tête vers le sol, de rester discrète.

Il y a environ onze ans, j'avais alors six ans, mes parents sont morts dans un accident de voiture. J'ai donc été amenée dans ce domaine viticole chez cette riche famille de vignerons sur les côtes du Rhône. Originaire du Canada, la famille Lefebvre, a selon mes connaissances, emménagée en France il y a un peu plus de trente ans et depuis est devenue l'une des familles les plus connues de la région. Mes parents auraient choisi cette famille pour m'accueillir au cas où ils leurs arrivaient quelque chose car ils avaient eux-mêmes dit que c'était des gens chaleureux.

Depuis mon arrivée, je me suis fait ma propre opinion à leur sujet. Monsieur Roy Lefebvre est venu me récupérer à l'aéroport Roissy Charles-De-Gaulle à Paris avant d'embarquer dans un TGV pour Avignon. Roy était à cette époque un homme avec de courts cheveux bruns qui encadraient son visage au teint halé. Depuis, sa chevelure s'est argentée. Je me rappelle l'avoir vu pour la première fois dans un costume de luxe fraichement passé au pressing. Il était d'un bleu marine assez spécial et très rare m'avait-t-il alors confié en me surprenant en train de le reluquer. Du haut de mes six ans, je savais que la vie ne serait pas facile avec cet homme, mais j'étais loin d'imaginer ce qui m'attendrait.

Dès notre arrivée dans le train, dans un wagon de première classe, il m'avait sorti un petit post-it violet et me lavait glissé entre les mains. Il m'avait fait part de certaines consignes et de règles que je devais, je dois, impérativement respecter. La plus marquante est celle qui ne m'autorise à regarder personne, ni de près, ni de loin et encore moins dans les yeux. Je n'ai vu qu'une seule fois le regard de monsieur Lefebvre, je peine régulièrement à me souvenir de la couleur de ses yeux même si je crois qu'ils étaient d'un bleu assez surprenant.

Je suis en train de déroger à la principale règle en observant Riley dessiner. C'est un jeune homme égocentrique qui ressemble par ses paroles à son père. Même si je ne l'ai jamais dévisagé ou reluqué de la manière dont je le souhaiterais, je sais qu'il a de belles boucles brunes qui lui retombent sur le front. Il a aussi depuis maintenant deux années un tatouage, qu'il s'est fait tout seul, sur l'avant-bras. Riley est quelqu'un de mystérieux, il se cache dans ses dessins. Il est d'ailleurs en train de tracer de fins traits sur le papier avec un crayon légèrement mâchouillé au bout. On dirait un pont mais cela semble plus exotique. Une clairière semble entourer celui-ci et de la mousse le recouvre presque tout entier. Riley dessine bien et je crois qu'il a beaucoup d'imagination.

Je suis tirée de ma rêverie par un verre de vin qui vole avant de s'écraser sur le sol.

Amber.

La nouvelle femme de monsieur Lefebvre vient de le faire valser, d'un coup de coude. Quelle cruche !

Je me hâte de me lever et de courir vers la cuisine tachant de ne pas lever les yeux. Ma routine de ménage ne m'avait pas manqué même un 25 décembre je me retrouve à ramasser des débris. Mais je ne peux m'en plaindre, ceci fait partie de mon contrat pour rester ici.

J'attrape un balai et une balayette et reviens dans la salle à manger le plus vite possible. Tout en balayant le verre brisé, je tends l'oreille pour écouter la conversation qui a déjà repris son court comme si rien ne s'était passé.

Amber, grande blonde, le vrai cliché de la mannequin sans cervelle, interpelle Leah et lui demande des nouvelles de son emploi. Celle-ci se contente de dire que cela lui plait pour l'instant et qu'elle espère agrandir son entreprise prochainement.

Je me retiens de lever la tête pour voir ce qui se passe autour de moi mais me reconcentre ensuite sur mon « job ». Nettoyer les salissures des autres...

Je ralenti mon mouvement de bras pour assister à la fin de la conversation.
Leah est l'ainée de la famille Lefebvre, c'est à mon avis aussi la plus quelconque de la fratrie. Je la connais peu, c'est la plus discrète. Elle parle peu et ne se confie pas trop sur sa vie hormis sur son travail. Elle est simple et humble. Du haut de ses trente ans, elle a construit une vie de famille et sait l'entretenir en y greffant son métier. A l'origine, elle était ouvrière dans un atelier de création de vêtements et aujourd'hui elle travaille avec des associés sur la création de ses propres habits. Son manque d'originalité à value à ses chefs d'œuvres la marque « Modeah ». D'accord ce n'est pas si mal mais je pense que ses vêtements auraient mérités mieux. Elle vit au domaine dans un appartement plus bas sur la colline, entre les vignes. Elle a reconstruit la vieille bâtisse qu'était la ferme, il y a environ neuf mois. Son mari et elle en ont fait deux appartements d'une centaine de m². Un pour eux et leurs deux adorables fillettes, Lina et Camilla, que j'ai parfois l'occasion de garder quelques heures par jour pendant que leurs parents travaillent. L'autre pour Vanessa, la deuxième de la fratrie des enfants Lefebvre. Grande brune, cheveux bouclés comme son petit frère, c'est une tarte, y pas mieux dire. A vingt et un an, elle me considère toujours comme sa rivale. La seule chose quelle ne semble pas encore avoir compris c'est que je suis la bonne et elle la princesse...

Leah raconte sa mésaventure de la semaine passée. Il lui manquait du tissu pour l'une des robes qu'elle devait vendre avant Noël. Finalement elle a envoyé son unique employée à Paris et a pu livrer la robe à temps.

J'ai quitté discrètement le bord de la table et j'ai rejoint la cuisine en une fraction de secondes. Je jette les morceaux du verre brisé dans la poubelle en faisant attention de ne pas me couper. Puis tête baissée, comme d'habitude, je rejoins les autres. Ils ne remarquent pas ma réapparition et continue leurs potins.

Je reste des heures durant assise sur cette chaise qui était à l'origine très confortable et qui a fini par me raidir les fesses.

Quand enfin chacun regagne son logement ou sa chambre, je me retrouve seule dans l'immense pièce qu'est le séjour face à une table d'horreur que je vais devoir rendre propre d'ici demain matin. Je ramasse d'abord les assiettes puis les couverts et enfin les verres pour les amener vers l'évier.

Une fois la table entièrement débarrassée, j'attaque la vaisselle avec peu d'entrain. J'aurais préféré utiliser le lave-vaisselle comme à mon habitude mais là ce sont des couverts de valeur, il faut donc en prendre soin.

Minuit passé, c'est l'heure à laquelle je descends me coucher. J'enfile rapidement mon pyjama de laine. Je me le suis cousu toute seule car je n'avais pas assez d'argent pour remplacer le troué et pas question de venir pleurnicher chez les filles de Roy pour qu'elles me dépannent. J'ai pris du fil et j'ai tricoter, des heures durant... J'ai mis presque un mois avant d'avoir un résultat plutôt correct, alors en attendant, je dormais avec mes sous-vêtements. Je m'enroule dans la couverture et m'allonge sur le fin matelas qui jonche le sol. Ça fait plus de dix ans que ce truc me sert de lit. Je n'ai jamais dormi dans un truc plus confortable, que le vieux matelas, du lit une place de Vanessa, qu'on a glissé dans un coin du garage sur le carrelage glacé. Il doit faire tout au plus 10 degrés. En réalité, ceci suffit pour un garage où l'on stock les voitures mais pas quand on essaye d'y dormir.

Je trouve rapidement le sommeil, les yeux rivés sur l'unique fenêtre du garage, une lucarne, je regarde la neige tomber. De gros flocons s'écrasent sur la vitre. Je ferme les yeux, redoutant chaque instant un peu plus le lendemain...

Orpheline Tome 1 : Pour toujours et à jamais... Donde viven las historias. Descúbrelo ahora