Faire front.

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Kiera court. Elle court pour s'entraîner, pour gagner en endurance. Elle court pour se donner la possibilité d'atteindre ses rêves lorsque le moment sera venu. Elle court et son footing se perd dans cette soirée clémente. Le ciel s'obscurcit déjà autour de sa tête, et son corps, réchauffé par l'effort, ne ressent rien du froid.

Enfin, elle s'arrête, le cœur battant la chamade, fière d'avoir encore une fois fait un meilleur temps, de s'être améliorée, d'avoir gagné en endurance. Bientôt, elle sera prête pour cette course de l'espoir...

Son souffle saccadé créé un nuage de buée dans l'air gelé de l'hiver. Un nuage vaporeux qui s'élève avant de s'évanouir, en de légère volute blanche. Un nuage, derrière lequel, se dessine la foule bruyante amassée devant le collège de la ville.

Des dizaines et des dizaines d'adolescence. Arc-en-ciel de couleur, de cris, de parfums et de rires.

La jeunesse insouciante incarnée.

Mais parmi tous ces rires, elle en reconnait un, suffisamment mauvais, suffisamment méchant, bien vite repris en échos par ses compagnons d'infortune. Le rire de la moquerie. Le rire du harcèlement.

Troublée, la fille de l'hiver s'approche.

Sous ses yeux se dessinent l'abominable spectacle de cet adolescent tête baissé, subissant les affres de la méchanceté de ses pairs. Les mots qui fusent blessent, et sont créé pour blessé. Et ce jeune garçon encaisse tout, silencieux, fuyant tant qu'il peut les rejets méprisants de ses harceleurs.

Ce n'est qu'un enfant. En proie à la cruauté. En proie à ce monde sans pitié, ce monde de requin, où l'ivresse de la jeunesse a balayé tout bon jugement et sens de la bonté.

Et Kiera se souvient. Elle se revoit, près de dix ans plus tôt, à la place de ce collégien, à la place de cet enfant. Elle entend les rires, elle perçoit les piques acerbes, elle ressent les bousculades et cette colère grondante, se rebellant face à l'injustice, face à l'injure qui lui était faite.

Comme un ouragan, ça gonfle en elle, ça gronde en elle, et la fille de l'hiver se sent gagnée par un élan de détermination pure et dure.

Elle n'est plus une gamine effrayée.

Aujourd'hui, elle est une adulte affirmée.

— Ça suffit !

Sa voix sévère cingle, glaciale, et même la bourrasque hivernale paraît bien inoffensive en comparaison. Les rires et les moqueries se taisent. Seul le silence accueille son intervention alors que la foule de collégiens l'observe, surpris, ne s'attendant très certainement pas à voir quelqu'un s'interposer.

Pourtant, cela pourrait avoir un tel impact...

Toujours avec un calme inspiré de celui d'Aerdna, la jeune écrivaine reprend, maîtrisant parfaitement la situation :

— Sachez qu'en cet instant, je suis témoin de harcèlement et que ce dernier est puni par la loi. Déguerpissez avant que je ne décide de vraiment agir contre vous.

En cet instant, Kiera brille. Elle brille d'assurance, de puissance, de détermination. Elle n'a pas besoin de force physique ou de cri pour se faire entendre. Toute la dignité, la majestuosité de son être toise face à elle les inconscients bourreaux d'un cœur encore trop jeune pour souffrir.

Et Kiera, forte de cette nouvelle affirmation, se dresse en rempart entre la foule et l'adolescent. Parce qu'il faut faire front dans l'adversité. Et lutter contre l'injustice. Agir pour ne pas voir subir. Et cesser d'être les muets complices d'un ballet trop dangereux.

Comme elle l'espérait, la foule se disperse. Il aura suffi d'une seule personne pour oser dire non, d'un seul adulte, pour que cette triste mascarade cesse. Le soulagement étreint son cœur avec puissance. Et Kiera s'autorise un léger sourire.

Se tournant vers le collégien qui s'était attiré les foudres malveillantes de ses camarades, elle griffonne sur un bout de papier son numéro avant de le lui donner.

— Si jamais tu en as besoin, contacte-moi. Je sais que c'est difficile, je sais que tu ne voudras très certainement pas en parler... Mais que ce soit parce que auras besoin d'un témoin pour appuyer ta plainte ou d'une simple oreille pour t'écouter, n'hésite pas. Il est parfois plus simple de parler à un inconnu.

L'adolescent hésite un instant. Son regard fuit celui d'aurore de la jeune femme. Non pas par rejet mais bien par honte. Un sentiment qu'elle ne connait que trop bien. Avec plus de douceur, elle souffle :

— Ce n'est pas de ta faute, d'accord ? Tu n'as rien à te reprocher.

Lentement l'inconnu acquiesce. Puis enfin, il daigne lever les yeux sur elle. Son regard noisette empli de larmes la frappe en plein cœur. Maladroit, il se saisit du papier.

— Merci.

Ce n'est qu'un murmure, évanescent, que le vent a pratiquement aussitôt emporté. Et l'adolescent s'enfuit aussitôt.

Kiera ne connait même pas son nom. Elle n'a pas pensé à le lui demander. Mais qu'importe. L'essentiel, c'est qu'elle ait agit. C'est qu'elle soit intervenue. À travers ce geste, ce n'est pas seulement ce jeune inconnu au regard fuyant qu'elle a aidé. Mais c'est également la petite Kiera, la petite albinos qui n'a pas eu la chance de voir une main se tendre dans sa direction.

Parce qu'une main tendue peut parfois avoir un impact plus puissant qu'une explosion d'étoiles...

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