Le temps des pardons...

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Kiera est assise sur sa balançoire.

Sur cette balançoire où, deux saisons plus tôt, se tenait un petit garçon dont les jeux d'enfants avait bercé son cœur endormi par la monotonie de l'Automne.

Sur cette balançoire où, en s'élançant avec un peu de force, elle pouvait avoir l'impression de s'envoler pour toucher le ciel.

Tant de choses avaient changé en deux saisons. L'Automne était mort et désormais, l'hiver était sur le point de l'imiter. Déjà quelques bourgeons percent sur les branches des arbres. Déjà quelques oiseaux reprennent leurs piaillements joyeux. Déjà les perce-neiges et les jacinthes brisent le bouclier de la terre pour venir éclore au soleil.

Et Kiera se balance. Kiera s'élance. Kiera pense.

Une nouvelle saison se dessine sous ses yeux. Une saison pour son cœur, une saison pour ses rêves.

Une saison pour avancer encore et encore dans le tourbillon de sa vie.

Soudain, Kiera n'est plus seule dans le petit parc.

Ses yeux si clairs rencontrent un regard aussi noir que les ténèbres et que la nuit. Un regard qu'elle a bien trop longtemps haïs. Malgré elle, Kiera ne peut s'empêcher de se raidir, de se braquer et de sentir toutes ses fibres se tendre.

— Qu'est-ce que tu fais là ?

Le nouveau venu ne répond pas tout de suite. Assis sur cette balançoire qui semble bien trop petite pour lui, l'image surprend la fille de l'hiver. Dans cette aire de jeu, ce frère qui lui a causé tant de tourments, ce frère brutal, ce frère idiot, ce frère aveugle, ce frère aîné à la carapace de noirceur abandonne son masque. Il fixe les graviers sous ses pieds, ses doigts enserrant avec hargne les chaines qui suspendent la balançoire, comme s'il craignait de chuter, de se noyer...

Lorsqu'enfin, il rompt le silence, c'est dans un murmure avec une douceur que la jeune femme ne lui a jamais connu.

— J'ai lu tes textes.

Kiera se fige, Kiera se redresse. Et Kiera attend, presque instinctivement, la critique cinglante, la moquerie perfide, la pique méchante dont elle devine l'ombre planer au-dessus de sa tête, dans le ciel de cette fin d'hiver. Pourtant, ses traits, quoique légèrement crispés, n'expriment aucune rancœur, aucune méchanceté. Et, en creusant un peu plus, la fille de l'hiver pouvait même y déceler des remords.

— Je suis désolé Kiera.

Les mots tombent, comme la foudre frappant le sol, comme l'averse se déversant, comme le ciel s'effondrant. L'espace d'un instant, la jeune albinos croit avoir rêvé. Et son silence délie la langue d'un coupable repentant.

— J'ai trop longtemps été horrible avec toi. J'ai trop longtemps été méchant. Tout ce que j'ai pu te faire quand nous étions petits... Et pourtant, j'avais sept ans de plus, j'étais censé t'aimer, te protéger... Au lieu de ça, je n'ai fait qu'être aussi bête que nos parents et que les autres. Maintenant, j'ai Annie. Et Annie grandit. Et Annie me fait voir le monde autrement. Et je ne veux pas qu'elle souffre. Et... Je m'en veux de t'avoir fait souffrir.

Kiera tombe des nues. Autour d'elle, le temps semble s'être arrêté. Le temps semble avoir disparu. La nature entière s'est figée à l'entente des excuses de son frère ainé. Et son cœur aussi. Toute sa vie, elle a rêvé de ces mots. Toute sa vie, elle a rêvé de cet instant. Et maintenant que cela arrivait, pour de vrai, elle était incapable de dire quoique ce soit. Elle, pourtant si douée pour s'exprimée se retrouve sans voix, sans mots. Suspendue au-dessus du vide, suspendue sur sa balançoire, elle ne peut qu'écouter et boire ces paroles inespérées.

— Tes mots, ta plume, tes textes... J'ai compris. Tout compris. Enfin compris. Trop tard, je sais. Trop tard parce que je ne pourrais jamais racheter mes trop nombreuses erreurs. Mais j'espère qu'un jour, à défaut de me pardonner, tu pourras au moins ne plus me haïr. Nous avons passé notre enfance à nous battre – et dieu seul sait à quel point tu te bats bien, mon nez cassé à multiple reprise peut en témoigner. Mais je ne veux pas continuer ainsi. Alors si un jour tu acceptes... tu acceptes de me donner une chance ne serait-ce que de me racheter, crois-moi, je la saisirais. Je te demande ton pardon, Kiera.

La fille de l'hiver le dévisage. Plus pâle qu'elle ne l'a jamais été, elle le toise, elle toise ses traits si semblables aux siens, elle toise son frère, les yeux écarquillés. Au creux de sa poitrine, son cœur bat si fort, si vite, qu'il semble vouloir se ruer au dehors et exprimer le maelstrom d'émotions qui l'agite.

Mais curieusement, Kiera ne se sent pas rancunière, non. Elle se sent libérée.

Encore incapable de pardonner, encore incapable d'oublier, sa haine s'est cependant volatilisée. Impossible pour son cœur de contenir encore de la rage. Elle a trop lutté pour s'en délivrer. Trop lutter pour ne plus être victime de sa colère. Trop lutter pour enfin s'aimer et aimer. Alors, si elle ne peut lui offrir son pardon, elle peut lui donner de l'espoir. L'espoir d'un jour parvenir à surmonter tout cela.

Lentement, sans un mot, la belle albinos hoche de tête. Un simple geste.

Et, dans ce regard si noir qui la fixe avec intensité et désespoir, un éclat violent de soulagement s'embrase. Mêlé à une chose qu'elle n'y avait jamais lue. Une éperdue reconnaissance.

Alors, dans un dernier geste de réconciliation, elle pose sa main, frêle, blanche, sur celle de son frère. Elle l'effleure du bout des doigts avant d'enlacer sa paume. Et à travers cet acte, elle tourne enfin la page d'un passé qu'elle abandonne aux ténèbres.

Car aimer, c'est aussi savoir pardonner.

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