E1 | DÉFI N-7 ● Mention Spéciale { 1 }●

36 6 0
                                    


L-ivre ; je n'ai rien à redire ! Impeccable x) 


DOUBLE 

J'étais un peu ivre, je l'avoue ; je revenais de déjeuner chez des amis ; et la chaleur lourde de cette écrasante journée d'été, la sécheresse de la viande de bœuf grillée au barbecue ainsi que les vives instances de mes hôtes y contribuant, il se peut que j'eusse un peu abusé de la boisson — un petit Bordeaux ma foi tout à fait buvable. Par conséquent, il est probable que soit né des vapeurs de l'alcool le récit qui suivra : libre à vous de le croire ou non.

Toujours est-il que ce jour-là, je rencontrais mon double. 

Le double ! Sujet captivant, mystérieux et paradoxal, propice à toutes les conjectures, favorable à toutes les divagations de l'esprit ! Thème récurrent dans la littérature, la peinture, la philosophie, la psychiatrie, la psychanalyse, la psychologie, et j'en passe, qu'il s'agisse du trouble dissociatif de l'identité, du Moi et du Surmoi freudien, en passant par Le portrait de Dorian Gray ou le distingué Jekyll et le monstrueux Hyde.

Le mien m'attendait dans ma chambre. Sa présence m'était inexplicable : malgré des souvenirs confus et brouillés, il me semblait avoir fermé – ainsi qu'à mon habitude – la porte en sortant de chez moi, le matin ; et pourtant il était bien là, à quelques pas de moi, plongé dans la lumière du soleil par la fenêtre. Il rayonnait ; oui : il rayonnait ; se put-il que j'eusse oublié de tourner les deux fois ma clef dans la serrure, jusqu'au fond du pêne, et qu'ainsi mon double eût pu se faufiler dans la maison, ni vu, ni connu ? Mais dans ce cas, comment eût-il pu connaître ma résidence ? Reconnaître le portail vert écaillé de mon jardin, dont la plaque d'adressage était tombée quelques jours auparavant, et que j'avais négligé – ô entêtante procrastination, qui un jour me perdra ! – de remplacer ? Comment même eût-il pu apprendre mon existence ? Moi qui suis d'un naturel discret, rasant les murs et vivant dans l'ombre, veillant toujours à occuper le moins d'espace possible, à respirer le moins d'air, en somme de s'effacer au point de perdre consistance et de devenir fantôme ?

Toutes ces questions s'entrechoquant douloureusement dans mon esprit embrumé, je me contentais, afin de m'éviter de réfléchir, de planter fermement mes yeux dans les siens, espérant tirer du double un mot, deux mots, une réponse, quelque chose en tout cas. Quelle sensation troublante que de croiser son propre regard ! Mais l'autre, sans se démonter, soutint cette œillade avec une muette obstination, résigné sans doute à ce que je me lance d'abord. Devant cet aplomb, une vague angoisse gronda au fond de moi-même, mais aussitôt je réfrénai cette émotion et me jetai avec plus d'ardeur encore dans cette joute visuelle – la sensation de béatitude qu'avait provoqué l'alcool décroissait peu à peu et il me semblait que je reprenais progressivement possession de moi-même ; quand un nouveau problème se posa à moi : quel œil fixer enfin ? Le droit, ou le gauche ?

Pourquoi diable eût-il fallu que je me posasse cette question ? En l'ignorant, j'en connaissais la réponse, et voilà qu'une naïve interrogation remettait intégralement mes repères en cause ; heureux les pauvres d'esprit ! Cette hésitation produit en moi un effet des plus désagréables, de sorte que je me mis à alterner entre les deux, par petits mouvements oculaires saccadés qui me contraignirent bientôt à doubler la cadence de clignotement. En face de moi, mon double ne se perturbait point, nullement concerné par cette gêne, au contraire : sévère, grave, il continuait à me fixer intensément.

Ce regard insistant, cette communication non-verbale, non-haptique, visuelle uniquement, bouleversait mes moyens et faisait naître en moi un sourd malaise. Il me semblait que je me mouvais avec une jambe dans un plâtre, et que l'on m'enlevait mes béquilles. Dans les méandres de mon âme, le trouble poursuivait sa lente ascension : finalement, je craquai ; mon double avait gagné, je me décidais à parler.

— Pourquoi ? le questionnai-je, la langue lourde d'alcool. Pourquoi es-tu venu ici ? Chez moi ? Double, que me veux-tu ? Qui es-tu, que me veux-tu ? 

Je remarquais que l'autre singeait mes expressions faciales, remuant la bouche lorsque je parlais ; aucun son en revanche ne sortait de ce trou béant. Peut-être était-il véritablement muet ? Même, sourd-muet ? Je repris, en articulant davantage – ce qui n'était pas une mince affaire, l'ivresse rendant mon langage pâteux et morne :

— Qui es-tu ? Es-tu bien réel ?

Pour m'en assurer, je baissai les yeux et levai la main droite. Instantanément, et ce pour la première fois, mon double répondit en faisant de même, avec sa main gauche. Nous restâmes quelques instants, le membre suspendu dans l'air, pendant à l'extrémité du bras ; puis nous approchâmes nos paumes l'une de l'autre. L'unisson se prolongea ainsi qu'une seule note tenue par un chœur grégorien – ou du moins grégaire, – y compris lorsque nous étirâmes nos doigts jusqu'à obtenir un contact. Dur et froid comme de la pierre ; j'insistais un peu, mais mes phalanges ne rencontrèrent qu'une surface hostile et morte – réconfort certes non négligeable en cette canicule de juillet, mais motif supplémentaire à cette oppression que je ressentais à présent nettement face à ce double mystérieux. En relevant le regard, de nouveau je croisai le sien.

Ses yeux, tels des béliers immobiles, mais menaçants, cornus de cils courts et noirs, je les sentais traverser un à un mes remparts, franchir aisément chacune de mes défenses si longuement bâties, jusqu'à pénétrer mon esprit et entrer dans mes pensées, d'autant plus manipulable qu'étant encore sous l'effet de la boisson ; et je ne pouvais contre cette intrusion faire autrement, que de me laisser aller passivement, en spectateur. En plus de la gêne, de l'angoisse, c'était maintenant la peur pure qui s'emparait de mes membres alors que je perdais peu à peu le contrôle de ma propre âme que me subtilisait cet autre moi. Comment, d'un simple regard, pouvait-on faire une telle inquisition ? Ce regard, il me soumettait, me déshabillait, me violait sans que je ne puisse rien y faire. La peur se mua en réelle panique, et les mots qui depuis le début étaient coincés dans ma gorge se mirent à jaillir de mon larynx sans que je puisse ni ne cherche à les retenir.

— Cesse de me regarder ainsi !

Et avant que ni lui, ni moi n'eûmes le temps de réagir, mon poing avait déjà frappé cette masse glaciale et désincarnée. De l'impact une longue fêlure se propagea, de son propre poing qu'il avait interposé pour m'arrêter, avant de se propager à son bras, son cou, son visage. Son visage fut scindé en deux par cette large balafre qui s'allongeait toujours, ses yeux exorbités striés de petites raies, sa bouche elle-même se fendit davantage encore qu'elle ne l'était déjà. Cette vision me partageait entre horreur doucereuse et soulagement cruel, tout en me privant à la fois, momentanément, de toute sensation physique et morale.

Puis, son œil droit est tombé ; puis le gauche ; puis sa bouche, toutes ses dents. Un bout de sa nuque ; de son crâne ; une oreille ; toutes ces composantes de cet être affreux s'en détachaient, pour laisser place à un mur vide. Morceau par morceau, le double s'est répandu à mes pieds, le soleil a tapé dans ses membres et a inondé ma vision de lumière : ultime vengeance de cet imposteur qui n'était plus. Car, réalisai-je en dirigeant mon regard vers le poing qui avait frappé, les phalanges ensanglantées, j'étais bien la seule personne à être moi-même : en fait d'un double, c'était mon reflet dans le miroir.

Ce recul me dégrisa tout à fait, et je restais quelques secondes à regarder les débris de la glace dans lesquels se moirait l'astre du jour, l'esprit stupide et abattu, mais clair à présent. Machinalement, je laissais finalement le miroir brisé pour me diriger vers la salle de bain, où je m'attelais à extraire de ma main les bouts de verre qui s'y étaient fichés, la désinfecter et la bander. Ensuite, je me rendis à la cuisine, où je dénichais une balayette, pour revenir à contrecœur dans la chambre, et rassembler les morceaux de ce qui m'avait causé tant de tourments, tandis qu'à mes oreilles, une voix atonale, lointaine et proche à la fois, susurrait ces mots à mon oreille : « Sept ans de malheur... » 

Recueil de Textes {Livre Annexe du Recueil de Défis}Where stories live. Discover now