Chapitre XXV - Saraeh

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Forêt de Miewart,

Contrée Libre

Assise dans un coin, Saraeh observait les allées et venues sans fin des hommes de Pierrot en silence. Elle ne savait pas vraiment quoi faire d'autre. Joon était plongé dans un silence ininterrompu depuis qu'ils étaient partis des Hautes-Forges aux petites lueurs du jour. A ses yeux légèrement rouges, il n'avait pas dû dormir de la nuit et Saraeh avait bien remarqué un nombre incalculable de fois les regards en biais de son ami pour Aïmar. Quelque chose le ruminait mais il n'osait pas en parler. Ou peut-être qu'il ne devait pas en parler ? Qu'est-ce qui avait bien pu changer entre hier soir et aujourd'hui ?

Tout était calme malgré le remue-ménage dans ce souterrain secret, aménagé sous terre dans la forêt. Il faisait froid à cause de l'humidité ambiante. Saraeh frissonnait dans le gilet en laine que lui avait prêté Oonagh, seule contremaître des Ateliers à être présente ce soir-là. Enfin, elle ne le serait que temporairement puisqu'elle rejoindrait les Hautes-Forges plus tard dans la nuit. La fête de Miewart rassemblant les étrangers dans toute la Contrée Libre, il était important que tous les contremaîtres soient présents dans la vallée. Il serait bien trop dangereux d'éveiller les soupçons des impériaux avec des absences inexpliquées.

Les hommes de Pierrot, une petite vingtaine au total, s'activaient à organiser les derniers détails du transfert de cette nuit : les eledarses et de l'équipement militaire du fort militaire aux Pics Brumeux. Leur meneur les écoutait attentivement, soutenu par une béquille sous le bras pour reposer sa prothèse jambière.

Saraeh essayait d'écouter de là où elle était les brides de conversations qui lui arrivaient aux oreilles, tentant par la même occasion de déterminer le rôle de chaque personne présente dans cette pièce souterraine.

Il y avait un homme avec une vilaine balafre sur le visage due à une ancienne brûlure, qui avait failli lui coûter la vie. Embauché autrefois dans une usine de production d'armements toujours plus meurtriers et dévastateurs, il était expert en produits chimiques et mettait à contribution son savoir-faire pour rattraper le retard technologique de l'Entente. Il était ici pour analyser les vaisseaux mécaniques eledarses.

Il y avait une femme à la peau légèrement bronzée, très jeune. Elle était discrète et ne parle quasiment pas. Il était déconcertant de la voir ici, parmi tous ces combattants. Deux doigts lui manquaient à la main gauche. Elle avait été médecin dans un village des Terres Sauvages et était là aujourd'hui en prévention d'éventuels incidents.

Il y avait un autre homme, ou plutôt un vieillard, dont les petits yeux et l'air grave témoignaient des épreuves difficiles que cet ancien soldat avait pu traverser au long de sa vie. Il n'espérait pas vivre suffisamment longtemps pour voir la guerre se terminer, mais ne voulait certainement pas rester les bras croisés le peu de temps qui lui restait.

Il y avait d'autres femmes, d'autres hommes, de tout âge, plus ou moins marqués par l'horreur de la guerre. Tous différents mais rassemblés autour d'une même cause. Saraeh les enviait, elle qui n'avait jamais vu une telle cohésion presque fraternelle sur la cité volante. Elle avait presque envie de se lever pour les rejoindre et en faire partie. Elle ne fit rien cependant, ne se sentant pas légitime. Et puis, elle ne voulait pas s'éloigner de Joon, toujours perdu dans ses pensées. Il l'inquiétait... Tout comme cette nuit entière l'inquiétait...

Elle finit tout de même par se décider à aller lui parler. Son approche fit sursauter Joon, qui ne l'avait absolument pas vu arriver.

— Tu n'es pas bavard ce soir, fit-elle remarquer. D'ordinaire, tu ne m'aurais pas lâché d'un millimètre.

Joon soupira profondément, le regard à nouveau dans le vague.

— Il faut croire que rien n'est ordinaire en ce moment, souffla-t-il.

— Pourquoi dis-tu cela ? demanda la jeune femme intriguée.

Il ne dit mot pendant un temps, semblant observer devant lui quelque chose que lui seul était capable de voir.

— J'ignore si je peux t'en parler pour l'instant, Saraeh.

Saraeh n'insista pas. Lorsque Joon disait ce genre de phrase, il était presque impossible de lui tirer les vers du nez. Et ce n'était de toute manière pas le moment pour le faire, ce soir. Même si l'état de son ami la préoccupait, jamais elle ne le forcerait à dire quoi que ce soit dont il n'ait pas envie.

Mais, à la réflexion, elle aurait peut-être dû parfois le faire sur la cité. Dès le début, elle s'en était fiché que son ami aime les hommes. Cela n'avait absolument rien changé à leur amitié.

— Quoiqu'il se passe, je suis là, le rassura-t-elle.

Joon hocha la tête avec un faible sourire sur les lèvres, reconnaissant envers elle, mais toujours renfermé sur lui-même. Oonagh les rejoignit presque aussitôt. Saraeh remarqua que les conversations avaient subitement cessées et que le groupe s'était dispersé de part et d'autre de la pièce.

« C'est l'heure... », comprit-elle.

Le souffle de la jeune eledarse se coupa, prenant pleinement conscience à cet instant-là que son ami allait la quitter pour affronter seul le danger, là où elle ne pourrait pas l'aider. A côté d'elle, Joon prenait de grandes inspirations irrégulières. A en juger les palpitations à l'unisson de leurs pierres de pouvoir qu'elle arrivait à ressentir sous sa tunique, il avait aussi peur qu'elle, alors qu'elle resterait à l'abri dans ce souterrain durant une grande partie de l'opération.

— Prêt ?

Joon déglutit et hocha mécaniquement la tête. Oonagh attrapa une lampe et vérifia le niveau d'huile.

— Soyez prudent, intervint Pierrot.

Oonagh sourit comme pour le rassurer.

— J'ai l'habitude de ce genre d'escapades.

Peu convaincu, Pierrot se pinça la lèvre inférieure puis se tourna vers Joon.

— Que les dieux vous protègent.

Les autres membres de l'Entente présents tournèrent les yeux vers eux, les regards inquiets.

— Allons-y, déclara Oonagh.

Lumarave I [Fantasy]Where stories live. Discover now