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— Que se passe-t-il ? demanda Lula d'un ton excédé.

— Je vous demande pardon ?

Ils approchaient de la ville et la jeune femme avait décidé qu'elle voulait savoir, avant qu'ils n'atterrissent, ce qui embarrassait tant son patron.

— Vous me regardez en coin depuis tout à l'heure. À plusieurs reprises vous avez donné l'impression de vouloir parler, avant de vous raviser. Alors, maintenant, je vous en prie, dites-moi ce qu'il y a.

— Hum...

— Axel...

— Oui, pardon. Je... Nous avons discuté tout à l'heure de votre avenir dans la police avec votre maladie et, plus j'y pense, plus je me dis que vous devriez vous faire soigner. Ça ne serait qu'une entorse minime et parfaitement pardonnable à vos convictions.

— Ça y est, j'étais sûre que ça finirait par arriver.

— Quoi donc ?

— Le jour où vous m'ordonneriez de me faire traiter par un sérène.

— Je ne vous donne pas d'ordre. C'est une suggestion.

— C'est tout comme.

— Lula... soupira l'enquêteur. Vous êtes trop extrémiste. Vous rejetez toute forme de compromis et vous adoptez un comportement jusqu'au-boutiste qui ne peut que vous porter préjudice.

— Je vis juste en accord avec mes idées, contrairement à d'autres qui se contentent de belles paroles mais ne passent jamais à l'acte.

— O.K., je comprends. Sachez que, moi aussi, j'ai été choqué par ce que j'ai vu aujourd'hui. Je suis d'accord avec l'idée que la supériorité naturelle de l'homme ne justifie pas qu'on torture des animaux. serena therapeutics pourrait mieux traiter les bêtes, en les anesthésiant avant de les passer dans leurs machines infernales, par exemple. Vous et vos amis avez raison de vous élever contre ça. Mais quand même... Vous avez la chance de pouvoir vous soigner, ce n'est pas donné à tout le monde. Demandez aux africains qui n'ont pas accès à la médecine sérène ce qu'ils pensent quand ils voient leurs enfants mourir de maladies qui seraient si faciles à guérir par un simple transfert d'énergie. Et vous, vous faites la fine bouche ? Excusez-moi, mais si s'approprier la vie d'un extraterrestre permet de sauver un bébé leucémique ou une personne blessée dans un accident, alors, j'estime qu'il faut le faire.

L'exemple de l'accident n'était pas anodin dans la bouche de Denoël et Lula aurait dû le relever. Mais elle était en colère comme à chaque fois qu'on l'attaquait sur le sujet de son engagement, et elle embraya bille en tête.

— Vous critiquez les extrémistes mais vous parlez comme un religieux.

— Pardon ? Mais enfin, je suis athée.

— Que vous croyez. En réalité, vous l'ignorez mais vous avez un Dieu que vous nommez Nature. Cela semble plus sérieux et crédible de parler de la Nature que du Seigneur, mais au final, ça revient au même. Vous lui prêtez les mêmes attributs qu'une divinité créatrice douée d'un dessein intelligent. C'est ridicule. Et, évidemment, comme les religieux vous pensez que l'homme est "naturellement" le summum de la création, pouvant s'arroger le droit de vie et de mort sur les autres créatures.

— Eh bien... peut-être, et alors ? L'être humain se trouve de fait au sommet de la chaîne alimentaire, ça me semble évident. Il suffit d'observer pour le constater.

— Je suis d'accord, et, selon moi, cela nous donne plus de devoirs que de droits. Je pense que nous pouvons faire mieux que nous laisser aller à notre inclination naturelle qui nous pousse à nous comporter comme des animaux.

— Pfff... Pardon, mais je trouve votre pensée un brin simpliste. On dirait le genre de propos qu'on lit sur des blogs d'adolescents révoltés.

— « Il faut faire le bien plutôt que le mal », c'est effectivement très simple. La mise en pratique est malheureusement beaucoup plus complexe. Et puis, je vous rétorquerais que vos idées ne sont pas beaucoup plus poussées. « L'homme est au-dessus des autres créatures, donc il doit dominer. » Plutôt facile comme analyse, non ? Vous vous contentez de répéter ce qu'on vous a appris, c'est nul.

Il se tut et songea qu'elle avait raison. Au fond, il n'avait jamais réfléchi à cette question, tellement complexe qu'il doutait, même avec toute son intelligence, d'être un jour capable de conclure sur le sujet.

Lula, elle, n'avait pas ses états d'âmes et, profitant de son désarroi, lui asséna avec toute la conviction des militants :

— Tuer d'autres êtres par milliers en se désolant de leurs souffrances mais sans rien faire pour que ça change, c'est hypocrite en plus d'être immonde.

Denoël préféra mettre un terme à cette conversation en concluant :

— C'est l'éternelle histoire de l'homme : à la fin, il faut toujours que quelqu'un meure. Et en l'occurrence, cette fois-ci, c'était au tour d'Anatoli Kosloff.


SÉRÉNA - WATTY AWARD 2019 WINNERWhere stories live. Discover now