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Les soirées de Worthington étaient régulièrement dédiées à des obligations protocolaires : dîners, galas de bienfaisance, rencontres diverses et variées. Dans ces cas-là, il faisait en sorte de terminer sa journée tôt pour avoir le temps de se reposer et de se préparer dans le studio privé jouxtant le bureau ovale.

Il aurait eu le temps matériel de repasser par ses appartements à l'autre bout de la Maison Blanche, mais il préférait ne pas croiser sa femme. Il la rejoignait toujours au dernier moment, juste pour partir. Ainsi, il pouvait vraiment se détendre.

Il avait pris une bonne douche chaude et se prélassait désormais sur le lit, entièrement nu, un verre de Bourbon dans la main gauche et le soutien-gorge de Brittany dans la droite. La jeune femme l'avait oublié là en début d'après-midi, quand ils avaient tiré un coup vite fait en guise de dessert. C'était une très belle pièce de lingerie, en dentelle rouge cousue main, qu'il lui avait offert à son anniversaire. Il observa la taille sur l'étiquette : 42D (1), et cela le remplit d'aise.

Il était satisfait de sa journée. De l'alcool, du sexe, et un discours réussi devant les médias. De quoi satisfaire n'importe quel homme politique.

Les journalistes, comme à leur habitude, n'avaient pas été très méchants. La connivence régnait entre eux et lui, et ils évitaient toujours les questions trop embarrassantes. Normal, il les connaissait pour la plupart personnellement. Archie Bryant, du Washington Post, était un vieux pote de Harvard ; Nathan Coleman, du Wall Street Journal, fréquentait le même club de fumeurs de cigares ; quant à Leslie Barnes, de CNN, il avait couché avec elle quand elle couvrait la campagne des primaires du parti.

Cela le ramena à Di Benedetto.

Ils s'étaient connus dix ans auparavant, quand l'italien commençait sa campagne de lobbying dans les couloirs de l'ONU, pour pousser sa candidature à la tête de serena therapeutics. Worthington siégeait à l'époque à la commission des affaires étrangères du Sénat et, à ce titre, avait reçu l'homme d'affaires en audition. Ils s'étaient tout de suite bien entendus. Le businessman était un homme volubile et sympathique, à la bonne humeur communicative. Quelqu'un d'authentiquement doué pour les relations sociales, une qualité complètement absente chez Worthington. L'américain, en homme politique professionnel, savait parfaitement mimer la chaleur humaine, mais pour ce qui était de la ressentir... Il était trop calculateur pour cela. Alors que Di Benedetto semblait tout jouer au feeling en comptant uniquement sur son bagout. Et avec quelle réussite !

Ils avaient joué au golf à plusieurs reprises. Ils partageaient de nombreux points communs, comme l'amour des alcools hors de prix, des costumes sur mesure et des jolies femmes. La différence, c'était que l'italien préférait les maigrichonnes alors que l'américain avait un goût prononcé pour les formes généreuses.

Les choses s'étaient gâtées quelques années plus tard lorsque Worthington avait été élu. Ils devaient désormais travailler ensemble et leur disparité de caractère était devenue un problème. Dès sa prise de fonction, le nouveau Président avait été informé des secrets inavouables de serena therapeutics que Di Benedetto et lui devraient protéger. L'amateurisme et le manque de stratégie à long terme de l'italien étaient alors très vite devenus un problème. Les relations s'étaient tendues, dangereusement parfois, mais ils avaient réussi à surmonter les crises, y compris la dernière – et la plus grave – du chantage initié par Kosloff.

Au final, il s'en sortait bien. L'affaire avait été rondement menée, et la mort de Di Benedetto n'était qu'un dommage collatéral qui ne l'empêcherait guère de dormir la nuit – même s'il regretterait sans doute le bon vivant avec qui il partageait parfois des spaghettis bolognaise.

Au fond, il l'aimait bien. Ils étaient du même monde, après tout. L'italien avait même passé un an à Harvard dans sa jeunesse lors d'un programme d'échange d'étudiants. Pas étonnant que ça ait collé tout de suite entre eux.

Les élites politico-économiques du monde s'auto-reproduisaient dans les mêmes écoles, où elles se formaient au même moule, étudiant les mêmes théories et les mêmes idées, pour adopter finalement la même vision du monde. Ils vivaient dans leur bulle où ils ne rencontraient que des gens pareils à eux, à la manière des anciennes monarchies européennes. Sans s'être jamais vus, ils se reconnaissaient au premier coup d'œil.

Bien sûr, leurs sensibilités personnelles les poussaient à choisir des familles politiques et à s'enticher d'étiquettes – la gauche, la droite, Républicains, Démocrates – mais, au fond, ils étaient tous identiques ; ce qui les poussait à se protéger entre eux. Normal. Si les riches avaient gagné la lutte des classes c'est parce qu'ils avaient su développer une vraie solidarité de caste, contrairement à la populace, infiniment plus nombreuse, mais incapable de se fédérer.

Pour Worthington, tout cela était parfaitement naturel.

On ne peut pas m'en vouloir de me sentir plus proche des gens d'un milieu que j'ai fréquenté toute ma vie que du peuple que je ne connais pas.

Le peuple... En quarante ans de vie politique il n'avait toujours pas réussi à comprendre cet animal étrange.

Il se rappelait parfaitement de sa première campagne électorale pour le poste de député à la Chambre des représentants d'Oklahoma. Ses meetings dans les patelins isolés avaient été de véritables fiascos.

Ses discours parlaient des grands enjeux pour cet état dont l'économie vacillait, à cause de la raréfaction du pétrole et les difficultés grandissantes à exporter les produits agricoles. Les bouseux venus à sa rencontre, eux, ne l'avaient interrogé que sur le droit de porter des armes et la lutte contre les musulmans. Ils ne s'embarrassaient même pas de politiquement correct en parlant de lutte contre l'Islam radical. Non. Ils disaient « lutte contre les musulmans ».

Finalement, il avait fini troisième, derrière le candidat Démocrate et un indépendant du nom de Grey, agriculteur depuis vingt-cinq ans dans le comté, qui n'avait pas de programme, ni d'idées, mais qui connaissait chaque membre de la communauté par son prénom.

Fort de cet échec, Worthington avait appris à paraître plus sympa, plus chaleureux. Il avait réécrit ses discours pour parler uniquement des choses insignifiantes qui intéressaient ses crétins d'électeurs, et échafaudé un programme économique nullissime mais facilement compréhensible par tous ces cons.

En quatre ans, il réussit à faire croire aux gens qu'il les aimait, et il fut élu assez facilement. Ce fut le début d'une brillante carrière qui allait l'emmener jusqu'à la Maison Blanche.

Worthington était parfaitement lucide sur le monde de la politique et sur ses propres engagements. Tout était calculé. Il mentait consciemment mais n'en ressentait aucune culpabilité. Il n'était pas un salaud. Il avait de vraies convictions, solides comme le roc.

Il n'était pas devenu Président uniquement pour l'argent, les femmes et le pouvoir. Il voulait vraiment servir son pays.

Son pays... mais pas le peuple.

Il finit son verre d'un trait sec et regarda l'heure. Il devait se presser s'il ne voulait pas être en retard au dîner de l'Amicale des grands patrons de Wall Street.


(1) 42D : Taille de soutien-gorge américaine, correspondant au 110D français.

SÉRÉNA - WATTY AWARD 2019 WINNERWhere stories live. Discover now