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La ligne revenait à plusieurs reprises dans la liste des appels :

555-656-895 : United States Government. President private line

Selon la loi, le dirigeant de serena therapeutics travaillait exclusivement pour l'ONU et n'avait pas le droit de communiquer en direct avec les différents chefs d'états – et ce, pour éviter les magouilles et autres arrangements unilatéraux. Visiblement, Di Benedetto avait enfreint les règles. Pire, il y avait également des appels entrants. Le Président Worthington avait lui-même téléphoné au P-DG. Et la date de l'appel n'était pas anodine : la veille de la découverte de l'implication d'Elisabeth Lloyd dans les détournements de fonds.

Voilà donc « l'ami haut placé » qui renseignait le businessman : le Président des États-Unis en exercice !

Denoël se laissa tomber dans le fauteuil. La tête lui tournait.

L'affaire prenait des proportions qui le dépassaient de loin et il devait à présent faire un choix. Il pouvait très bien ranger proprement sous le tapis ce qu'il avait découvert et faire comme s'il n'avait rien vu. Il éviterait ainsi les problèmes.

Ou il pouvait essayer de faire triompher la justice, ce qui signifiait se mettre fortement en danger pour un résultat plus qu'incertain.

Complétement idiot. Mais il allait le faire, évidemment.

Il réfléchit et arriva à la conclusion que, face au Président des États-Unis, une simple copie des fichiers ne constituerait pas une preuve suffisante. Trop facile à balayer devant un tribunal. Il lui fallait l'ordinateur original du P-DG, authentifié par une signature ADN inviolable. Il embarqua l'appareil dans sa poche et se leva.

Il devait maintenant réussir à faire sortir ses preuves de la planète et à rentrer sur Terre avant qu'on ne s'aperçoive qu'il avait volé des pièces à conviction. Sans quoi, il retrouverait Lula plus vite que prévu.

Il avait repris le skycar mais ne profitait plus du paysage. Son cerveau tournait à plein régime, cherchant le meilleur moyen de se sortir du pétrin dans lequel il s'était fourré. Il passa la main sur son visage trempé de sueur et constata qu'il tremblait. Il ferma les yeux et tâcha de se calmer en contrôlant sa respiration.

Ce n'était pas le moment de flancher.

Après avoir recouvré un certain contrôle, ses réflexes revinrent et il commença à observer le trafic autour de lui. Il devait dorénavant se méfier de tout.

Il remarqua quelque-chose.

À l'arrière, à bonne distance, un véhicule avait un comportement étrange, suivant exactement le même itinéraire que lui et maintenant un éloignement constant, même quand les virages auraient dû le faire se rapprocher.

Était-il suivi ou la paranoïa le gagnait-il ? Il fallait qu'il en ait le cœur net.

Il bascula le skycar en mode manuel. C'était lui, désormais, qui contrôlait l'engin.

Contrairement au citoyen lambda qui avait interdiction formelle de piloter à la place de l'ordinateur, les policiers étaient formés à la conduite. Cependant, dans les faits, les représentants des forces de l'ordre prenaient rarement les commandes. Denoël ne se souvenait même plus la dernière fois que ça lui était arrivé. Peut-être bien pour la naissance de Lucas, huit ans auparavant. Il espérait vivement se souvenir de la technique dans la mesure où il avait prévu quelques acrobaties.

Avec un œil devant lui et l'autre sur l'écran de contrôle filmant à l'arrière, il accéléra fortement pour voir ce qui allait se passer. Les skycars étaient normalement bridés mais il avait fait sauter toutes les sécurités. Il grimpa à deux cent soixante kilomètres-heure. Pour éviter les risques de collision, il changea d'altitude pour emprunter le couloir aérien d'urgence. Puis, il effectua un brusque revirement, suivi d'une large ellipse, pour prendre place dans la circulation en basse altitude, parmi les véhicules de fret.

Il se cala entre deux transporteurs de huit cent tonnes, à l'abri des regards, puis, à l'aide de la caméra, chercha le véhicule suspect.

Il était là, au-dessus de lui.

Le doute n'était plus permis.

Il attrapa la manette d'accélération et la poussa. Le skycar fit un bond. Il contourna le poids lourd devant lui et se mit à zigzaguer à pleine vitesse entre les skytrucks monstrueux qui charriaient les milliers de tonnes de biens de consommation nécessaires quotidiennement à la bonne marche de la ville.

L'autre se mit à sa poursuite.

Denoël réfléchit aux différentes options s'offrant à lui. Quitter le couloir des camions signifiait se mettre à découvert et devenir une proie facile. Y rester, c'était risquer d'être broyé entre deux mastodontes des airs.

Il n'avait pas encore tranché ce dilemme quand son véhicule chuta brusquement.

Six mois auparavant, il avait emmené Lucas au parc d'attraction de Coney Island, lequel venait d'être entièrement rebâti après sa destruction par le « grand tsunami » de l'année précédente, qui avait rasé le sud de Brooklyn. Le genre de catastrophe qui arrivait régulièrement depuis un siècle et dont on aurait pu penser qu'elle inciterait les nations à prendre le problème du réchauffement climatique à bras-le-corps...

Mais non.

Au lieu de cela, une économie « du cataclysme météo » s'était mise en place. Partout sur la planète, des territoires entiers étaient ravagés par les typhons (immeubles rasés, infrastructures détruites) qu'il fallait bien reconstruire, à coup de juteux contrats pour les grandes multinationales du BTP.

Le « marché de la fin du monde » – comme l'appelait ses détracteurs – était désormais la première valorisation boursière à Wall Street, et les normes environnementales n'étaient toujours pas respectées par les états.

Évidemment, à huit ans, Lucas ne voyait que le bon côté des choses : un parc tout neuf avec les dernières attractions à la mode, notamment les montagnes russes les plus grandes et rapides jamais construites. Il y avait traîné son père, qui avait détesté. À chaque descente, Denoël avait ressenti de violents hauts-le-cœur extrêmement désagréables.

Exactement les mêmes qu'à présent dans son skycar en chute libre.

Il essaya de redresser l'appareil, en vain. L'écran de commande indiquait qu'il n'avait plus la main. Quelqu'un d'autre contrôlait le véhicule. Visiblement, « on » avait piraté l'ordinateur de bord pour le contraindre à se poser.

Ou à se crasher ?

Il regarda par la fenêtre latérale la ville qui se rapprochait à une vitesse inquiétante. Dans quelques secondes, il serait à hauteur des toits des buildings, puis ce serait le bitume. Il se demanda fugacement si la violence du choc laisserait encore des morceaux de son corps identifiables.

Tout à ses pensées morbides, il constata qu'il ralentissait et amorçait un redressement. Nouveau coup d'œil au-dehors : il se dirigeait apparemment vers le quartier industriel. Le coin idéal pour un enlèvement en toute tranquillité.

Bonne nouvelle : « ils » le voulaient vivant. Du moins, pour l'instant.

Puisqu'ils étaient disposés à lui laisser quelques minutes de répit, il devait en profiter pour tenter quelque chose.

Il sortit son arme et tira dans la serrure de la porte coulissante. Puis, il fit glisser le panneau et sortit la tête.

À dix mètres en-dessous, quinze mètres à droite, les toits des immeubles défilaient.

En poussant bien et en réalisant une belle courbe, peut-être que...

Il y a une chance sur mille, songea-t-il. C'est de la folie.

Il sauta.

SÉRÉNA - WATTY AWARD 2019 WINNERWhere stories live. Discover now