Insensible (terminée)

Chapitre 38

Ethan

Le ciel s'obscurcit de seconde en seconde néanmoins, le sourire béat des lycéens autour de moi pourrait faire scintiller le stade tout entier. Des drapeaux rouges et blancs dansent au ralenti au dessus de ma tête, accompagnés de cris et d'applaudissements qui me paraissent lointains. La fin du match vient d'être sifflée, Stacy et Joshua me devancent pour descendre des gradins, quant à moi, je ne bouge pas. Le temps se fige, le décor se dissout et finit par disparaître complètement. Je reste derrière cette rambarde, entouré d'adolescents qui savourent notre victoire, pourtant il est la seule personne que je vois. Mes yeux ne veulent se résoudre à se détacher de son corps invalide, au centre du terrain. J'observe le contour de sa silhouette s'assombrir au rythme du crépuscule, et finir par s'estomper au milieu des ombres qui l'étreignent. Cette image me fait sourire.

Je repense à la surprise qu'il a suscitée dans le public, en s'élançant sur ses béquilles, résolu à se rendre utile. Je le revois donner de l'espoir là où son équipe n'en voyait plus, et réentends sa voix habituellement hargneuse, faire preuve de bienveillance envers ses coéquipiers. Tout me laisse penser qu'il est en train de devenir une meilleure version de lui-même, et que le chemin qu'il empreinte finira par le mener vers sa guérison. J'aime me dire que le fait qu'il m'a livré ce lourd secret, l'a libéré du poids qui l'empêchait d'avancer. Mais si Jack se sent plus léger, qu'en est-il de moi, et de cette marée de sentiments qui ne s'arrête plus de monter?

Depuis mercredi, ses mots continuent de me hanter. La révélation qu'il m'a faite était si dure à avaler, que je me suis persuadé qu'il s'agissait d'un mensonge inventé de toute pièce pour me faire mal. Il en aurait été capable, tout comme mes parents qui auraient commis cette atrocité. Durant ces trois derniers jours, je n'ai fait que repousser cette éventualité. Je me torturais à essayer de démêler le vrai du faux, à trouver un indice qui pourrait me prouver que ma mère n'avait jamais pu abandonner un de ses fils, et pourtant quoique je fasse une évidence revenait constamment dans mon esprit: Je ne connais rien de ma famille.

Papa m'a toujours dit que maman était morte d'un accident de voiture quand j'avais huit ans. Le jour de son enterrement, toutes les personnes qui m'entouraient m'étaient inconnues, aujourd'hui je me rends compte que cette foule étaient sûrement composée du reste de ma famille. Cette famille que mes parents ne m'ont jamais fait rencontrer. Mes cousins, mes oncles...mon frère. J'ai grandi dans l'ignorance la plus totale, cette ignorance qui m'a fait croire que mon cœur demeurerait à jamais un bloc de glace, et que mon père me détestait seulement à cause des larmes que je n'avais pas versées il y a neuf ans. Mais et si tout était faux? Et si toutes mes certitudes cachaient en réalité une vérité encore plus amère?

J'ai beau vouloir éloigner ses paroles loin de moi, elles me rattrapent la nuit. Elles prennent vie dans mon sommeil sous forme de cauchemars effrayants, dans lesquels je vois maman qui me sépare de mon frère alors que nous venons de naître. Et alors, un trou béant se creuse dans ma poitrine. Je ressens cet arrachement, ce déchirement, cette rupture radicale. Lorsque la fenêtre de ma chambre est illuminée par l'aube qui fait son apparition, je me sens complètement perdu et déboussolé. Les premiers rayons de soleil amènent avec eux les questions sans réponses qui me font douter de mon histoire, et de qui je suis. Si j'avais cette fameuse lettre, je pourrais sûrement trouver quoi écrire derrière ces gros points d'interrogation. Mais Jack a été clair là dessus à l'hôpital, il m'a bien fait comprendre qu'il garderait les paroles de notre mère pour lui seul. Ce n'est pas plus mal après tout. Le visage bienveillant de maman restera intact dans ma tête, et ne finira pas écrasé sous les décombres du mensonge.

Mon regard continue de se perdre sur sa carrure d'athlète, sur cette grande pelouse. C'est dur de nous savoir si loin l'un de l'autre, alors que nous partageons le même sang. C'est encore plus dur de me dire que Jack portera à jamais cette rancœur envers moi. Je me remémore son regard sombre me scrutant avec dégout, comme si j'étais la raison de tous ses tourments. Un pique s'enfonce dans mon cœur, lorsque je me dis que mon frère me détestera probablement toute sa vie pour une injustice que je n'ai pas choisie.