Chapitre 2. L'endroit

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Un mois plus tard.


Après avoir échoué à rejoindre l'envers au travers de l'infinité de reflets de la vitrerie-miroiterie, Ophélie avait continué inlassablement à se plonger dans des miroirs, des plus insolites aux plus ordinaires, sans succès, jusqu'au jour où elle avait causé une scène dans une galerie de glaces d'une ville voisine de Babel-la-neuve. Une petite fille s'était mise à hurler en la pointant du doigt, persuadée d'avoir affaire à une sorte de fantôme ou de créature sans nom. Ophélie passait en effet d'un miroir à l'autre, de manière frénétique et à grande vitesse, une partie de son corps apparaissant d'un côté tandis que l'autre émergeait ailleurs. Elle avait alors tenté de parler à l'enfant pour la rassurer, avant de jeter un oeil à son reflet. Amaigrie, les cheveux courts en bataille, les vêtements dépareillés et froissés, les cernes creusées par le manque de sommeil, elle avait effectivement de quoi faire peur. Elle ne fut donc pas surprise que l'agent de sécurité de l'établissement la prenne pour une folle. Cette impression fut renforcée quand elle tenta de s'expliquer, dans une logorrhée remplie de mots tels que échos, envers, endroit, inversion, déchirure, autre, Dieu.

Elle réalisa trop tard qu'elle venait d'aggraver son cas et tenta alors de prendre la fuite en courant, avant d'être très rapidement rattrapée par un homme qui l'immobilisa sans aucune difficulté, tandis que l'autre téléphonait à ce qu'elle pensait être la gendarmerie mais qui en fait était un hôpital psychiatrique. Elle fut portée comme un fétu de paille et enfermée sans autre forme de procès. Ses hurlements, protestations et tentatives pour se débattre s'achevèrent en une piqure. Suite à quoi, après un long sommeil, elle se réveilla dans une chambre vide, la bouche pâteuse avec l'impression désagréable d'évoluer dans de la ouate, chaque mouvement nécessitant un effort démesuré. Elle comprit alors qu'elle avait tout intérêt à rester calme si elle ne voulait pas être droguée à nouveau. Recroquevillée en chien de fusil sur son lit d'hôpital, elle reçut la visite d'un homme en blouse blanche à qui elle ne dit pas un seul mot pendant plusieurs jours, passant l'essentiel de ses journées à fixer les murs de la chambre, jusqu'au jour où il lui apporta ses lunettes et son écharpe qui avait été confisqués à son admission. L'écharpe s'était jetée à son cou et Ophélie avait ressenti une joie intense à la retrouver. Puisque c'était manifestement la seule manière de quitter l'hôpital, elle avait alors commencé à s'ouvrir à ce médecin, qui s'était présenté sous le nom de Docteur Jack. C'était un homme affable aux lunettes rondes au crâne dégarni et à la barbe grisonnante taillée en pointe. Progressivement elle lui avait raconté son histoire, d'abord tout doucement avec hésitation et retenue, puis avec force et animation. Ce long récit se produisit pratiquement sans interruption de la part du praticien, qui se contentait de prendre des notes en hochant la tête et en l'encourageant à poursuivre. La seule question qu'il répétait à l'infini sous des formes diverses et variées était: qu'est-ce que vous ressentez par rapport à cela ? Elle éludait systématiquement cette question, n'y voyant aucun intérêt par rapport à la teneur de ses propos, jusqu'au jour où l'homme changea de stratégie. Il la conduisit à une pièce, sans lui dire où ils allaient. Quand ils arrivèrent à destination, elle eut la surprise de se retrouver face à un grand miroir. Elle adressa un regard interrogatif au médecin qui se tenait derrière son dos.

- Fermez les yeux, lui dit-il. Je veux que vous vous imaginiez ce jour là, le jour où votre mari a disparu, face à ce miroir dans lequel il a disparu.

Elle sentit le sang quitter son visage et la Terre tourner sous ses pieds, mais elle s'exécuta tout de même. Il attendit un instant avant de lui demander:

- Vous y êtes ?

- Oui, murmura-t-elle tremblante.

- Qu'est-ce que vous ressentez ?

L'exode. Une suite du tome 4 de la passe miroirOpowieści tętniące życiem. Odkryj je teraz