Chapitre 26. La vague

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Ophélie se retrouva au bord du lac dans lequel elle venait de se plonger. Elle pensait avoir échoué dans sa mission, quand elle remarqua que les reflets à la surface de l'eau avaient une coloration légèrement différente. Elle cligna des yeux plusieurs fois, retira ses lunettes pour les nettoyer avant de les remettre. Elle balaya alors du regard l'espace dans lequel elle se trouvait. Avec le faible éclairage, la différence était subtile, mais le contraste des couleurs était bel et bien inversé: les stalagmites étaient plus sombres que le reste du paysage, et surtout, ses compagnons de voyage avaient tous disparus. Pas de tâche jaune sur l'autre rive. Elle était seule. Elle était dans l'envers. L'écharpe se mit à voleter d'allégresse et elle eut envie de faire de même mais elle s'abstint car elle savait qu'elle n'était pas au bout de ses peines. Et si elle n'arrivait pas à retrouver Thorn, comme à sa première visite ici ? Le cœur battant à tout rompre, elle entreprit de repartir en sens inverse. Elle fit un pas et constata immédiatement qu'il n'était plus possible de parcourir de grandes distances en quelques enjambées. Elle allait devoir partir comme elle était arrivée. C'était un défi en soit, car le chemin n'était pas balisé et la possibilité de se perdre était réelle. La tâche s'avéra effectivement difficile. Elle n'avait pas de torche et elle n'avait personne pour la rattraper en cas de chute. Elle en fit deux, dont une la fit reculer d'une centaine de mètres. Elle dut par moments ramper sur le sol dans le noir, ce qui lui valut de mettre la main sur un animal à fourrure qui n'était pas un chat et qui partit rapidement en couinant. Elle dérangea également une colonie de chauve-souris et dut s'aplatir contre un mur pour les laisser passer. Elle parvint finalement à s'extirper de la grotte au prix de quelques égratignures.

Une fois à l'extérieur elle contempla le ciel rouge et se sentit légèrement désorientée. La luminosité était étrange, même pour le monde de l'envers. C'était peut-être les effets de l'éclipse qui se préparait. Elle prit la montre à gousset, qui claquait toujours du couvercle, mais elle ne lui permit pas de lire l'heure, car ses aiguilles tournaient dans des directions aléatoires. Où est ton maître ? voulut-elle lui dire à haute voix, avant de se souvenir que les mots ne produisaient aucun son ici. Elle se mit en mouvement. Et si Thorn n'avait pas réussi à rejoindre le lac aussi rapidement qu'elle ? Après tout, elle ignorait tout des moyens qu'il avait à sa disposition. Elle marcha droit devant elle, sans savoir où elle allait.

Au bout de quelques temps elle aperçut un bateau au loin. Elle n'y prêta pas attention car elle en avait croisé plusieurs sur la rivière, des barques plus ou moins longues, recouvertes par des toitures. Cependant elle se rendit compte que ce bateau avait ceci de particulier qu'il était en mouvement. Elle s'arrêta de marcher, le cœur cognant dans sa poitrine d'un espoir fou. Le bateau était désormais suffisamment proche pour qu'elle puisse distinguer une silhouette debout. Une haute silhouette, la silhouette d'un homme très grand qui portait un long manteau. Osant à peine cligner des yeux, elle fut un instant horrifiée de constater que la silhouette avait changé de direction et s'éloignait désormais d'elle. Puis elle remarqua un peu plus loin sur la rive où elle se tenait, un ponton en bois. La silhouette était allée amarrer son bateau. Elle courut, tomba, se releva et finit par se retrouver sur le ponton au moment où Thorn descendit du bateau.Elle s'était imaginé cet instant précis 100 fois, 1000 fois. L'instant de leurs retrouvailles. Elle s'était imaginé des baisers passionnés, des déclarations enflammées. Au lieu de cela, elle se jeta dans ses bras et sanglota longuement contre sa poitrine, tandis qu'il la serrait contre lui, comme si elle risquait de lui échapper de nouveau. Elle pleura l'injustice, l'absence, le temps perdu, la douleur, le manque, l'angoisse, la colère. Quand elle fut à court de larmes, elle leva son visage ruisselant vers le sien. Alors, il prit sa tête entre ses mains, pressa ses lèvres contre les siennes et ils s'embrassèrent comme si leurs vies en dépendaient. Enveloppée dans ses bras, elle se sentit emportée par une vague. Ils étaient pourtant bien sur la terre ferme. L'instant se révélait meilleur encore que dans son imagination. Elle le détailla des yeux. Il avait légèrement changé physiquement. Il n'avait pas d'armature à la jambe (c'était une question pour plus tard). Outre la barbe de quelques jours, ses cheveux arrivaient à ses épaules, et bien qu'il demeurât maigre, les deux années de navigation qu'il venaient de faire, lui avait rapporté quelques muscles. Sa peau avait aussi prit des couleurs, ou était-ce la coloration de ses lunettes ? Elle se rendit compte qu'elles étaient roses. Toutefois, cette teinte s'estompa quand elle ressentit un éclair de douleur lui traverser la tête.

- On parle par la pensée ici, lui dit Thorn.

Elle ouvrit la bouche et la referma aussitôt, pour formuler des mots dans sa tête.

- Tu vas bien ?

- Mieux que jamais, et toi ?

- Pareil

- Pourquoi tu es venu ? tu n'aurais pas dû, c'est dangereux. Et puis, l'éclipse n'aura pas lieu avant une heure et 57 minutes. Comment tu as fait ?

- Nous sommes des passes miroirs Thorn, et le lac est un miroir, nous n'avons pas besoin de cette éclipse pour traverser. Viens on s'en va.

"Viens on s'en va" étaient les mots exact qu'elle s'était imaginé lui dire tant de fois quand elle avait rejoué dans sa tête la scène où il lui avait donné le choix à l'observatoire entre partir et rester.Thorn prit ses deux mains dans les siennes et posa un baiser sur chacune avant de lui dire gravement:

- Je ne sais pas vraiment comme tout cela fonctionne mais je sais qu'il y a un moyen de déroger à la règle de la compensation. L'éclipse est peut-être ce moyen. Alors ça vaux le coup d'attendre encore une heure et 56 minutes, tu ne crois pas ?

Il savait pour ses doigts. Baissant la tête, elle acquiesça.

- Et puis... j'ai bien une idée de ce qu'on pourrait faire en attendant, dit-il doucement.

Son regard s'illumina, elle lui sourit. Il prit sa main et l'entraîna jusqu'à son bateau. Il monta le premier pour l'aider. Elle tomba tout de même à la renverse, l'entraînant dans sa chute. Allongés sur le plancher, ils s'étreignirent tandis que le bateau se balançait jusqu'à retrouver l'équilibre. Puis ils se regardèrent comme pour bien imprégner la réalité de l'instant dans leurs esprits, pour s'assurer que c'était bien lui, que c'était bien elle. Il dégagea une boucle de cheveux de son visage pour la passer derrière son oreille, et retira ses lunettes pour les poser sur un banc, non sans les avoir pliées au préalable. Alors ils se laissèrent emporter par la vague. Conjurant le sort, ils dirent adieu au passé, au malheur, à la séparation, ils reprirent possession de leur histoire. Ils n'enlevèrent pas tous leurs vêtements, ils n'avaient pas le temps. Ils devaient répondre à l'urgent appel des corps. Plus rien n'existait pour eux que cet instant.

Aussi, ils ne virent pas les ombres qui s'étaient glissées silencieusement sur le bateau. Aussi, quand Thorn partit sans méfiance chercher deux verres d'eau à l'avant du bateau, une ombre profita de son dos tourné pour couvrir la bouche et le nez d'Ophélie d'un chiffon de chloroforme. L'autre ombre souffla d'une sarbacane, une fléchette de tranquillisant qui se figea dans le cou de Thorn. Ils s'endormirent tous deux tandis que les deux ombres les emportaient.

L'exode. Une suite du tome 4 de la passe miroirWhere stories live. Discover now