Chapitre 14. Les gens de l'envers

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L'endroit, six mois plus tard.

Le "nouveau monde", était le terme qui s'était imposé de lui-même suite à la grande réinversion. Des pays entiers étaient apparus. On les appelaient "terres nouvelles". Au début les gens de l'endroit s'étaient méfiés, gardant leurs distances tandis que les gens de l'envers allaient partout, goûtant la nourriture sur les étals des marchés. Cependant, si les frontières entre ancien et nouveau monde étaient parfois des montagnes, des rivières ou des mers, elles étaient le plus souvent des lignes invisibles sur le sol. Il était alors impossible de délimiter des territoires. Ainsi, les gens de l'endroit avaient investi les terres nouvelles, après avoir envoyé des explorateurs les étudier, les cartographier, les sonder, et tester en laboratoire leurs eaux et leurs fruits. Les gens de l'envers s'étaient étalés eux aussi.

Alors les premiers problèmes avaient surgi. Il fallait apprendre à vivre avec ces nouveaux habitants différents, sans pouvoirs, analphabètes et muets. Ils étaient profondément pacifistes. Ainsi semblaient-ils indifférents aux insultes, crachats et autres pointages du doigt dans les rues. On les appelait débiles, attardés, anormaux et ils ne réagissaient pas, ce qui renforçait l'animosité de ceux qui les considéraient comme des êtres inférieurs. Les théories et rumeurs les plus folles courraient à leurs propos, d'un extrême à l'autre; de la taille de leurs cerveaux supposément atrophiée par des siècles de silence, au fantasme de leurs capacités magiques à soigner les maladies. Certains parents interdisaient formellement à leurs filles le moindre regard badin en direction des garçons de l'envers. Les couples mixtes étaient d'ailleurs rares et ne s'affichaient pas au grand jour.

A cela s'ajoutaient des différences culturelles fondamentales. L'argent, notamment était un concept qui n'avait pas court dans le monde de l'envers, dont l'économie était basée sur le troc de biens et de services. En conséquence, ils avaient dû s'adapter à des notions de propriété et de vol qui leur étaient étrangères et leurs avaient valu nombre de démêlés judiciaires. Pour ne rien arranger, personne ne voulait les embaucher, sauf pour les tâches ingrates que les babeliens dédaignaient. Les gens de l'envers étaient donc en grande majorité pauvres, marginalisés, exploités.

Parmi les gens de l'endroit, certains prenaient leur défense et essayaient de bâtir des ponts entre les nouveaux citoyens et les anciens, avec des intentions plus ou moins nobles. Des écoles avaient été ouvertes en grand nombre pour "éduquer" les gens de l'envers. Mais l'éducation dispensée dans ces écoles consistait en réalité à assimiler les us et coutumes des gens de l'endroit. Au début beaucoup s'y étaient pressés, désireux de trouver leur place dans le nouveau monde. Mais rapidement les désillusions avaient grandies au sein même des plus volontaires des gens de l'envers. Certains s'étaient retirés en campements silencieux dans les champs, les montagnes et les forêts, dans le rejet de ce qu'ils considéraient être une menace pour leur mode de vie ancestral.

Octavio était déterminé à dénoncer les discriminations dont étaient victimes les gens de l'envers. Pour cela il se rendait régulièrement dans un des rares centres bâtis à leur attention, et animés par des bénévoles qui fournissaient des cours, des conseils et de l'aide, sans jugement ni contrepartie. C'est là qu'il avait rencontré Forrest, une jeune femme élancée, au teint hâlé et aux yeux couleur olivine, qui portait toujours ses cheveux noirs tirés en un chignon bas qui durcissait son visage. Brillante et motivée elle avait appris à parler, lire et écrire en un temps record. Ses parents étaient tous deux employés de maison chez un lord de LUX et sa famille, qui leurs faisaient subir des humiliations et des brimades quotidiennes. Ainsi, elle était déterminée à apprendre tout ce qu'elle pouvait pour s'intégrer chez les gens de l'endroit, pour lutter contre eux à armes égales et plaider la cause des plus vulnérables de son peuple, notamment ceux qui, comme ses parents, refusaient catégoriquement d'apprendre le langage de l'endroit. Octavio l'avait remarquée un jour où elle avait fait une intervention en classe, en posant une question qui était en réalité un monologue au cours duquel elle avait expliqué que, même les plus volontaires des gens de l'endroit étaient d'emblée partis du postulat que son peuple avait besoin d'être sauvé. Ils ne s'étaient jamais interrogés sur ce que les gens de l'envers pouvaient leur apporter ou leur apprendre sur leur monde. Octavio avait alors proposé à Forrest d'être sa source au journal, ce qu'elle avait accepté.

Le premier scandale qu'ils avaient révélé était l'existence d'un laboratoire secret situé dans une cave sordide et dans lequel des pseudo-scientifiques retenaient prisonnières six personnes de l'envers, dans des cages, pour effectuer sur eux tous les tests possibles et imaginables. Depuis, la collaboration entre Octavio et Forrest était fructueuse même s'ils étaient fréquemment en désaccord et débattaient parfois des heures durant. Il ressortait toujours de ces discussions bouillonnantes des articles profonds et inspirés. Si bien qu'Octavio avait fini par lui suggérer de postuler au journal, ce qu'elle avait refusé car, selon ses propres mots, son combat était ailleurs. Il lui arrivait cependant de co-signer des articles avec lui. Aussi, ce jour là, Octavio ne fut pas étonné de la voir arriver à son bureau sans prévenir. — Il se passe quelque chose de grave Octavio, dit-elle, visiblement alarmée.  — Quoi ? répondit-il inquiet.— Il y a plein de gens de mon peuple qui partent, pour aller à une soit-disant porte entre les mondes. Ils veulent rentrer chez nous, dans l'envers. Mes parents en font partie.Octavio écarquilla les yeux. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, il prit l'information très au sérieux.— Et ce n'est pas tout. Il y a une rumeur qui circule. Il paraît que deux personnes ont disparues par cette porte.

L'exode. Une suite du tome 4 de la passe miroirWhere stories live. Discover now