Chapitre 3. Déjà-vu

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L'endroit

En sortant de l'hôpital, Ophélie avait été ramenée manu militari à Anima chez ses parents. Elle avait eu plaisir à retrouver son arche, et le confort de tout ce qui lui était familier, en particulier sa chambre partagée avec son frère Hector, dont les bavardages lui avaient manqué plus qu'elle ne l'avait réalisé. L'entendre parler d'astronomie (sa nouvelle passion), de ses collections de billes et de son aversion pour les filles, était une distraction bienvenue.

Un soir, elle vit débarquer à grands bruits, avec bagages et éclats de voix, sa sœur Agathe et ses enfants. Une fois que le tourbillon que constituait leur mère fut passé, que les valises furent rangées et les enfants couchés, Ophélie prit sa sœur par la manche et l'entraîna à la cuisine pour une conversation.


— Qu'est-ce qui s'est passé avec Charles ? Agathe se croisa les doigts et secoua la tête, les yeux levés au ciel.— Je l'avais pré-ve-nu et il s'est entêté.Elle poussa un petit cri de rage rauque étouffé pour ne pas réveiller ses enfants. — Mon-sieur a dépensé tout l'argent de nos économies pour refaire son bureau ! Non mais tu t'imagines ?Rouge de colère, elle se servit de ses mains comme éventail.— J'avais des plans moi ! J'avais prévu de refaire ma garde-robe, de redécorer la maison, de...Face à la détresse qui contractait le visage de sa sœur, Agathe s'arrêta net. Portant ses deux mains à sa bouche, elle s'exclama:— Quelle horrible maladresse ! Pardon.... pardon.Ophélie mit fin à l'avalanche d'excuses.— Est-ce que tu l'aimes ?— Pardon ? demanda Agathe, les paupières clignotant de stupéfaction.— Charles. Est-ce que tu l'aimes ?Agathe demeura longuement silencieuse. Personne, ni de sa famille, ni de celles qu'elle appelait ses amies, ne lui avait jamais posé une telle question. — Heu... je ne sais pas. Mais... je crois que oui, souffla-t-elle.— Alors rentre chez toi Agathe. Casse des assiettes, hurle, casse encore quelques assiettes, et passe à autre chose.— A quel moment est-ce que tu es devenue la grande sœur entre nous deux ? dit-elle doucement.Le regard dans le vide, Ophélie ne répondit pas à la question.— Nous avons perdu beaucoup de temps, Thorn et moi. Une bonne partie de ce temps perdu n'était pas de notre fait. Mais j'ai aussi ma part de responsabilité. Je nous ai fait perdre un temps considérable à lutter contre mes sentiments jusqu'à les nier. Et même après avoir passé 3 ans ici à sentir chaque jour un peu plus le manque de lui se creuser en moi, je n'ai pas été capable de le lui dire quand je l'ai retrouvé à Babel. Au lieu de cela, j'ai dû nous faire perdre encore un peu plus de temps avant de réussir enfin à lui avouer mes sentiments.Ophélie marqua une pause avant de poursuivre.— Quand je le retrouverai cette fois, je ne commettrai pas la même erreur. Et tu devrais t'en garder toi aussi. Il n'y a pas de temps à perdre.Ce fut au tour d'Agathe de changer de sujet sans transition.— Les Doyennes nous ont demandé de te surveiller, dit-elle rapidement.


Ophélie se leva de sa chaise d'un bond. Elle s'était effectivement rendu compte qu'on ne la laissait jamais seule dans une pièce. Les membres de sa famille semblaient se relayer pour l'accompagner en permanence. Quand Hector n'était pas dans sa chambre, il prenait soudain à Domitille, Béatrice ou Léonore l'envie de partager avec elle leurs dernières lectures, leurs progrès en tricot ou en chant. La journée, c'était tantôt son grand-oncle qui avait grand besoin de son aide aux archives, tantôt sa tante Roseline qui lui faisait des rapports détaillés des nouvelles du Pôle qu'elle recevait de Bérénilde, et plus rarement Agathe qui sollicitait ses services pour garder ses enfants. Les journées et les soirées d'Ophélie étaient si bien planifiées qu'elle n'avait pas pu passer par un miroir une seule fois en deux semaines.


— Pourquoi les doyennes veulent-elles me surveiller ? dit Ophélie d'une voix forte.L'Autre ayant été vaincu, aucune entité supérieure ne tirait les ficelles du conservatisme et de la censure, mais ce fait n'était pas connu des couches populaires d'Anima. Les Doyennes avaient donc réussi à maintenir l'ordre établi, même si des voix dissidentes commençaient à se faire entendre ici et là. La mère d'Ophélie n'était pas de celles-là. Elle demeurait une fervente partisane du maintien des traditions.— Je suppose qu'elles te voient comme une menace. — Elles craignent que je me mette à crier la vérité sur toutes les places ?— Oui, tu sais, le bruit court que parmi les Doyennes il y en a même un cercle qui étudie toutes les possibilités de faire revenir Artémis à son état normal.— C'est peine perdue. Et elles s'inquiètent pour rien. Loin de moi l'idée de me mêler de leurs petites manigances pour rester au pouvoir et manipuler les foules. D'ailleurs je vais apaiser leurs craintes. Il est temps que je retourne à Babel.


La décision d'Ophélie était prise, mais il n'était pas question pour elle, cette fois, de se sauver sans un mot comme elle l'avait fait auparavant. Prenant son courage à deux mains, et avec la complicité de son Grand-oncle, elle réunit sa famille. S'en suivit une argumentation interminable, où le brouhaha des voix se mêla aux claquements intempestifs des portes et des fenêtres et à l'ouverture aléatoire de tiroirs. La tante Roseline mit un terme à ce désordre incohérent en faisant sonner simultanément les 3 pendules de la maison. Une fois le silence rétabli, elle annonça qu'elle accompagnerait Ophélie à Babel et y resterait avec elle aussi longtemps que nécessaire. - Marraine, tu n'as pas besoin de faire ça, lui dit Ophélie en se plaçant face à sa tante.- Je le sais ma chérie, lui répondit-elle en prenant ses mains. Mais j'en ai envie.Infiniment reconnaissante, Ophélie acquiesça. - Où vivras-tu ? s'enquit sa mère d'un ton réprobateur.- Chez mon ami Ambroise. Je sais que c'est ce qu'il aurait voulu, dit-elle avec un pincement au cœur. C'est là où mon écharpe me guide, et c'est le seul endroit où je me sois jamais sentie chez moi à Babel. C'était aussi le seul endroit au monde où Thorn et elle avaient vécus ensemble comme mari et femme, l'espace de quelques nuits seulement.- Et qu'est-ce que tu vas faire ? demanda sa sœur Agathe, Tu as entendu le Docteur Jack, il faut que tu t'occupes l'esprit.- Mon ami le professeur Wolf m'a proposé un travail, il y a quelques temps de ça. Je l'ai eu au téléphone hier et il m'a assuré que l'offre tient toujours. Il a besoin d'une assistante de recherche en histoire d'avant la Déchirure et il pense que je pourrais faire l'affaire.Ophélie répondit à la question que personne n'avait posée.- Même en n'étant plus liseuse, j'ai acquis beaucoup de connaissances au musée, et aussi au mémorial de Babel.- Pour sûr, m'fille, dit le Grand-oncle, personne ne s'y connait mieux que toi sur ces choses-là.Ophélie lui adressa un sourire chaleureux.- Que tu veuilles prendre ton envol, je peux le concevoir dit sa mère d'une voix étranglée qui ne lui ressemblait guère. Mais pourquoi cette maudite Arche... heu, Cité de Babel ? Tu n'as pas vécu assez de malheurs là-bas ? On peut t'aménager une chambre à toi ici, voire même un appartement.Ophélie se dit qu'elle avait dû causer bien du soucis à sa mère pour qu'elle envisage même la possibilité de lui donner un minimum de liberté. Elle répondit doucement mais fermement:- Parce que c'est là que j'ai le plus de chances de le retrouver.Un silence gêné s'installa. Certains échangèrent des regards embarrassés. D'autres se prirent d'un intérêt soudain pour la pointe de leurs chaussures. Personne ne s'opposa à cet argument.Quand elle quitta Anima, accompagnée de sa tante Roseline, Ophélie eut une sensation de déjà-vu tandis qu'elle faisait de grands signes d'adieux à sa famille rassemblée. Cette fois, comme la précédente, elle quittait sa famille pour être avec Thorn. Cette fois comme la précédente, elle était anxieuse, mais pas pour les mêmes raisons.

L'exode. Une suite du tome 4 de la passe miroirWhere stories live. Discover now