Chapitre 8. HMS Incorruptible

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L'envers

En quelques mois Thorn avait appris tout ce qu'il avait besoin de savoir concernant la navigation en voilier, de la mécanique à la météorologie, en passant par la dessalinisation de l'eau de mer et les espèces de poissons comestibles, entre autre. Il avait aussi étudié les maladies les plus fréquemment observées en mer et leurs traitements. Maintenant qu'il maîtrisait la théorie, il lui restait la pratique. S'il pouvait compter sur son animisme, il devait aussi pouvoir compter sur lui-même. En particulier, son pouvoir ne le sauverait pas s'il tombait à l'eau. Il devait apprendre à nager. Alors il s'entraîna, jour après jour, après avoir remplacé l'armature métallique de sa jambe par du bois. L'entraînement fut autrement plus difficile pour lui que l'apprentissage des sciences de la navigation marine. Toute sa vie il n'avait compté que sur son cerveau, même pour se battre. Il réussit néanmoins à apprendre la natation, la pêche, les nœuds marins et la manipulation des voiles. Il s'avéra difficile de trouver un bateau qui puisse convenir à la navigation avec deux personnes pour seul équipage. Il finit par trouver un navire baptisé "HMS Incorruptible", qui ne comportait qu'un seul mât et deux voiles. Il mit plusieurs semaines à l'apprivoiser, suite à quoi il s'estima prêt à partir. Mediana avait manifesté son impatience à de multiples reprises et son souhait de partir plus tôt, mais il avait refusé catégoriquement. Thorn n'était rien si ce n'est un homme bien préparé. Ils levèrent l'encre un matin à l'aube sur une mer d'huile. Il faisait un temps frais et brumeux. En dépit de la présence de Mediana, qui était un inconvénient majeur, Thorn partit le cœur rempli d'espoir.

Bien qu'il eut anticipé la plupart des mésaventures qui pouvaient se produire, le voyage s'avéra plus long et plus difficile qu'il ne l'avait imaginé. Les mesures d'hygiène drastiques qu'il avait prises leur permirent d'échapper aux maladies graves rencontrées le plus souvent chez les marins, mais leurs organismes durent toutefois s'habituer au roulis incessant des vagues, au sommeil dans l'inconfort et l'humidité, au régime alimentaire déséquilibré. Un jour, tandis qu'il était distrait par la lutte qu'il menait contre un gros poisson qu'il essayait de pêcher, Thorn fut assommé par une voile et tomba à la mer. Il se réveilla sur le pont du bateau, légèrement désorienté, avec une migraine carabinée mais sain et sauf. Mediana n'était pas peu fière de lui avoir sauvé la vie. Elle ne manquait pas de le lui rappeler à la moindre occasion, ce qui l'irritait profondément. Néanmoins, sans toutefois lui faire confiance, il relâcha les brides de son ressentiment envers elle, et lui apprit les rudiments de la navigation. Bien lui en prit, car l'aide de Mediana s'avéra très utile quand ils durent affronter une tempête. Le ciel rouge bordeaux était zébré d'éclairs noirs. Des vagues de la hauteur d'un immeuble vinrent s'écraser sur le navire qui montait et descendait dans un rodéo effroyable et brutal, en les faisant parfois se soulever dans les airs. Thorn resta d'un calme imperturbable, les yeux fermés, concentré sur un seul objectif: maintenir l'équilibre du voilier, ce à quoi il parvint grâce à son animisme. Il avait pris le contrôle du bateau comme il avait vu Ophélie le faire avec un dirigeable à Babel. Toutefois cette stratégie ne vint pas à bout de la deuxième tempête qui survint quelques semaines plus tard. L'HMS Incorruptible s'écrasa contre un rocher. Ils dérivèrent plusieurs jours accrochés à des morceaux de bois de ce qui était jadis leur embarcation, avant d'apercevoir une terre à l'horizon.

Ils échouèrent ainsi sur une île à la végétation dense, aux paysages montagneux et sauvages, dont les plages étaient bordées de forêts de pins et de falaises sculptées par la mer. Il n'y avait pas âme qui vive sur cette terre, qui comportait pourtant des routes et des maisons. Ils se trouvèrent donc facilement chacun une habitation pour la nuit. Thorn opta pour un chalet rustique mais confortable perché sur une falaise. Debout seul à une hauteur vertigineuse de la mer, Thorn ferma les yeux et ne lutta pas contre sa mémoire qui cherchait à lui imposer l'image d'Ophélie. Comme un film au ralenti, il la détailla lentement de la tête aux pieds. Son esprit avait choisi une image de jours heureux, une image avec des boucles abondantes et indisciplinées, un regard affirmé, un sourire généreux. Cette vision était moins douloureuse que celle des miroirs de la maison d'Ambroise. Cependant, aussi difficile soit-il de la voir sans pouvoir lui parler ni la toucher, c'était nettement préférable à l'absence totale qu'il vivait depuis qu'il avait quitté Babel. Mediana était à l'inverse, d'excellente humeur. Elle s'était choisi une immense villa avec vue sur mer et en appréciait pleinement le confort. Elle partagea avec Thorn ce qu'elle avait trouvé de comestible dans les garde-manger abandonnés et ils rassemblèrent ensemble les quelques objets qui pourraient leur être utile pour la suite du voyage tel que le matériel de pêche ou les ustensiles de cuisine. Au bout de quelques jours, après qu'ils eurent tous deux repris des forces, quand Thorn commença à planifier un départ imminent, Mediana émit le souhait de rester sur place plus longtemps. Le cadre était en effet splendide, et elle voulait en profiter après les mois d'infortune qu'ils venaient de subir. Elle se heurta à un refus. Car pour Thorn, l'oisiveté comme la beauté du paysage ne faisaient que rendre plus difficile sa lutte interne pour ne pas penser à Ophélie.

Alors ils arpentèrent les côtes escarpées à pied pendant plusieurs jours avant de trouver un nouveau bateau qu'il fallu réparer avant de reprendre la mer un matin. La nouvelle embarcation avait trois mâts et était donc plus difficile à manœuvrer mais il mit à profit son expérience à la fois manuelle et surnaturelle. Le voilier n'avait pas de nom, ainsi décidèrent-ils de le baptiser HMS Incorruptible II. Les semaines qui suivirent furent sans encombre, jusqu'au jour où Thorn vit dans sa longue vue une forme qu'il prit d'abord pour une baleine, avant de réaliser qu'il s'agissait d'un autre bateau. Ce navire avait ceci de particulier qu'il semblait en mouvement. Il ne tarda pas à confirmer cette impression. Le voilier avançait dans leur direction. Inquiet, il tenta longuement d'établir une communication avec la radio de bord. Sans succès. Il était en train d'essayer de réparer la radio quand il se sentit soudain traversé par une onde qui le propulsa dans les airs comme un fétu de paille. Une déflagration silencieuse venait de retentir. Un boulet de canon avait touché leur bateau de plein fouet et éventré sa coque. Thorn fut pris dans un tourbillon de bois et d'eau. Le feu crépitait à la surface et le sang qui se répandit se distinguait à peine de la couleur de l'eau. Il perdit connaissance tandis que le bateau inconnu s'éloignait.

L'exode. Une suite du tome 4 de la passe miroirDonde viven las historias. Descúbrelo ahora