Le bal des fortunés

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Toute la matinée, Wanda s'est vidée l'esprit autant que possible, ignorant la bataille qu'elle avait tout juste terminé la veille, et elle s'est concentrée sur sa tâche. Enseigner à cette élite de Yezajia et esquiver les provocations. Ensuite, elle s'est dédié corps et âme, littéralement, dans son propre entraînement. Pour cela, elle n'a guère rejoint ses autres camarades du niveau dix et elle s'est volontiers des cours en commun qu'elle n'avait pas envie de s'infliger, préférant le silence et le calme de la forêt pleine de pénombre autour du château. Elle créait une forme, une entité dénuée de sens et de but autre que l'attaquer. Elle parait les coups et devait se défendre coûte que coûte. Un moyen de se battre seule, les jours où elle ne désire voir personne. Malheureusement pour elle, la journée ne faisait que commencer à ce moment. 

Le ventre vide et criant famine, elle se dirige dans l'après-midi au camp d'entraînement de la douzième légion d'Aerador, rassemblée récemment. Ils étaient postés aux frontières sud-ouest, veillant à ce que d'autres royaumes et empires ne décident pas de les annexer avant l'Impératrice Mabel. Elle les a rappelés d'une part pour qu'ils se reposent et prennent une pause bien méritée après tous ces mois d'isolement dans une vaste steppe désertique, et d'autre part pour évaluer leurs compétences. Elle observe, elle analyse et les heures défilent ainsi. Wanda ne s'endort jamais. Ses paupières ne s'alourdissent pas et même son estomac finit par abdiquer. Alors que le soleil entame sa descente avec lenteur, elle remercie une mage qui lui apporte une potion revigorante, de quoi la faire tenir toute la nuit. 

Les soldats de la douzième légion la scrutent à la dérobée, se jugeant discrets et respectueux en n'affrontant pas directement son regard. Ils s'inclinent tous si bas que leurs fronts touchent presque la terre retournée. Au début, certains se ravissent de la revoir enfin, se désespérant du sort de leur royaume si loin sur leur terre du sud, ou de la rencontrer pour les malchanceux qui n'avaient pas croisé sa route auparavant. Ils s'entraînent et bataillent gentiment, jusqu'à l'instant où ils la remarquent et font preuve d'une hargne dédoublée pour prouver leur valeur. À  la fin de l'après-midi, leurs yeux changent de lueur et leurs sourcils se froncent. Pourquoi est-elle toujours ici, au lieu de rentrer au Palais d'Argent pour se préparer à la longue soirée qui l'attend ? Wanda leur répondrait bien que ce camp l'intéresse cent fois plus qu'un bal, qui plus est qu'elle a été forcée d'organiser, mais qu'elle n'a pas d'autre choix que d'y participer.

Un bal en l'honneur des coopérateurs et des donateurs d'Aerador, ceux qui se pavanent avec leur or et l'offrent avec une bonté hypocrite à la Princesse. La plupart collaborent avec elle pour la raison simple qu'ils s'enrichissent par derrière. Des contrats. S'ils donnent une part de leur revenue à la couronne, celle-ci sera cliente. Où ses soldats trouvent-ils toutes ces armes et ces armures ? Où trouve-t-elle le salaire pour les payer ? La guerre, elle l'a appris à la dure, coûte excessivement cher. À moins qu'elle ne tienne à devenir un tyran, à l'image de Mabel qui menace et ne récompense jamais, Wanda doit continuer à caresser dans le bon sens du poil tous ces riches nobles et bourgeois. Le père de Caedmon Delarosa aurait dû se présenter, être même l'un des invités d'honneur. Dommage que sa maladie l'ait cloué sur un lit.

Wanda pouffe à cette réflexion interne et se lève, à la suite de plusieurs heures de contemplation. Tous les légionnaires aux alentours s'arrêtent de combattre, se tournent vers elle et s'inclinent derechef pendant qu'elle gagne la tente du Colonel Oberon. Elle lui fait son rapport, transmet ses ordres. C'est la Générale Creighton qui parle, et non la Princesse. Tout le monde dans ce camp en a parfaitement conscience. Elle envoie la douzième légion au nord, cette fois. Pour renforcer les défenses fragilisées. Dès demain matin, elle compte se pencher sur les cartes et les emplacements de ses troupes. Tout doit être amélioré, consolidé, fortifié.  

Puis, ouvrant vivement un portail, elle s'y glisse à l'intérieur et sa chambre remplace la tente. Elle retrouve le rouge de ses rideaux en velours, le par-dessus bleu de son lit et le violet brodé d'or de ses oreillers, le bois de ses placards, de ses étagères, le tapis qui raconte l'histoire des vestiges d'un ancien royaume sur lequel Aerador s'est construit et sa tapisserie au paysage de son territoire. Une pièce en forme ronde, qui lui donne le tournis quand elle était enfant. Bien sûr, aujourd'hui, elle n'a pas le luxe de la solitude. Ses servantes patientent, trois jeunes filles identiques ou du moins, qui veulent être identiques, furtives et de parfaites inconnues pour leur Princesse. Wanda a cherché à entamer à de nombreuses reprises la conversation avec elles, mais elles rougissent et se murent dans des silences honteux, des regards embarrassés. Elle ne leur en tient pas rigueur. Elles ont été élevées pour se taire et la servir. De temps en temps, l'une disparaît et est remplacée. Soit parce qu'elle est une femme désormais et que sa famille la récupère pour d'autres projets. Le mariage dans la majorité des cas. Soit parce qu'un drame quelconque est survenu. Elle demande souvent, mais ne tente pas de retenir ses domestiques, contrairement à d'autres. Certains estiment qu'il s'agit d'apathie et de dédain de sa part, qu'elle se moque des gens qui travaillent pour elle. Mais, le libre-arbitre importe plus que tout à ses yeux. Après tout, elle se bat dans une guerre interminable pour la liberté. 

La Dame de la MortWhere stories live. Discover now