Les cendres de Fedgarth

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Wanda n'est absolument pas surprise ou décontenancée par l'apparence sordide, sinistre et monotone de Fedgarth. Cette terre damnée est exactement comme Dahlia l'a décrite, et tous les espions des Creighton avant elle. 

De la cendre partout. Une terre retournée, stérile, sans la moindre herbe, la moindre fleur, le moindre espoir à l'horizon. Même de jour, les nuages cachent le soleil et la nuit règne sur tout l'Empire du Grand Est. Il fut une époque où des rumeurs idiotes s'étaient soulevées parmi les propres gens de Mabel, qu'elle était en réalité un Vampire et qu'elle redoutait la lumière naturelle. En guise de rébellion, certains avaient essayé de dissiper le ciel brumeux pour qu'elle fonde et se disperse dans le néant... Bien sûr, la tentative a échoué et chaque révolté a reçu cent coups de fouet, puis leur tête a été tranchée et posée sur des pics qui ont reposés dans la cité durant des semaines pour servir d'exemples, et leur corps a été brûlé. Pour ceux qui ont survécu à la douleur de la torture, bien entendu. Certains ont succombé bien avant, aux alentours du soixantième coup dit-on, pour la plupart. 

Une cité forgée dans la pierre et le fer, un mélange grotesque qui donne des bâtisses hybrides tenant debout par la seule volonté des magicotectes, des maisons érigées par le peuple lui-même avec les matériaux trouvés sur place, sur le sol, car il est connu que Mabel n'aurait pas bougé un petit doigt pour leur fabriquer des foyers décents. Tout ceci, cette comédie absurde, elle possède un fondement très rationnel et cruel ; elle garde ses gens par la peur. Les nuages dans le ciel, la cendre sur le sol, ces amas de pierre et d'acier qu'ils utilisent pour s'abriter, la rare distribution de nourriture, l'eau qui manque en masse à travers tout son territoire... L'Impératrice aurait pu y remédier par diverses solutions ; en cherchant les ressources, en les créant de ses mains ou en signant des traités avec ses voisins. Les Faes, notamment, si nobles et justes créatures, auraient volontiers accepté de purifier la terre stérile si elle avait proposé la paix. Elle utilise la misère à son avantage, parce qu'ils savent tous ici qu'elle dispose de leur vie, et de leur mort. Les rébellions coûtent extrêmement chers, et sont vaines.

Dahlia est saisie d'un vertige glacial, quand un cri résonne dans cette plaine abandonnée par les Dieux. Elle adore entendre les suppliques de ses torturés, mais elle n'a jamais engendré un tel son dans la gorge de ses victimes. On dirait la mélodie du désespoir, de la souffrance à son état brut, ce n'est même plus un braillement de douleur ou une tentative pour implorer son tortionnaire, c'est une injure à toutes les divinités de ce monde, l'appel d'un être seul et impuissant qui se meurt dans l'injustice et l'humiliation, la honte et l'échec. C'est la Mort qui vient le revendiquer tout contre elle, dans ses bras, pour l'amener, elle l'espère, quelqu'un part de mieux. Derrière ces murs de pierre et d'acier, combien d'innocents endurent la précarité et la désillusion chaque jour ? Une œillade pour Wanda et elle sait que la Princesse songe à ces vies tordues et détruites par Mabel, ces vies qu'elle aimerait tirer de là, ces fronts qu'elle aimerait baiser, ces vies auxquelles elle chanterait mille pardons. 

Dante ressent une pointe de peine pour ces deux-là. Pour tous les gens d'Aerador et de Fedgarth réunis. Les premiers se plaignent des répercussions de la guerre sur eux, se plaignent des batailles et du sang versé, mais ils perdurent dans une bulle dorée, loin de la pauvreté et de la souffrance. Wanda, qui n'a jamais mis les pieds dans la cité de Fedgarth, si proche, tout proche du palais et donc de Mabel, s'aperçoit enfin de cet empire qu'elle a méprisé tout ce temps. Bien qu'elle se doutait que d'innombrables innocents subissaient l'horreur ici, elle n'avait pas mesuré l'étendue de cette tragédie. Les seconds sont enfermés dans un bulle de brume et de cendres ; ils n'ont expérimenté que les fouets, les hurlements de l'Impératrice, les punitions de ses soldats, la haine et les disputes, les querelles et les meurtres. Ils sont blessés au plus profond de leur âme. Ce monde a fait d'eux des êtres de rivalité et de crime. Ou, ce n'est pas tout à fait vrai. Une partie de la population se comporte ainsi. Ils n'hésitent pas à se piller entre voisins, à se tuer pour récupérer des propriétés, des biens ou des femmes à baiser pour se défouler et oublier leur quotidien trop terrifiant pour qu'ils l'abordent sans être saouls ou à moitié morts, défigurés par des coups de pieds et de poings. L'Enfer ressemblerait au bonheur absolu pour eux. L'autre moitié de ce peuple s'entraide, ils s'aiment parce qu'ils ne peuvent rien faire d'autre, ils se défendent, se cachent lorsqu'ils sont recherchés, se soignent après des bagarres, s'échangent de la nourriture ou des objets pour survivre, dans la clandestinité et le secret. Quelques-uns s'appliquent pendant des semaines ou des mois à préparer des évasions bien ficelées et parfaites...seulement pour se retrouver dans les cachots, souvent face à Dante et son poison. Ce monstre, qui l'a tenu en laisse toutes ces années, l'a régulièrement obligé à punir les fuyards pour qu'il se souvienne de son sort s'il jouait au plus malin avec elle.

La Dame de la MortWhere stories live. Discover now