Chapitre 44 - Désemparé

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Ma tigresse quitte la suite A comme le fauve en colère qu'elle est, en claquant la porte.

Plutôt que l'usuel plaisir que je retire de sa réaction, en complet accord avec ce que j'avais anticipé, si on omet la chute contre la table basse, je ressens une pointe de... malaise? de déception? Je ne sais trop, mais notre discussion ne me soulage pas du poids qui alourdissait mes épaules depuis le début de cette histoire. Au contraire, j'ai l'impression qu'on vient d'y ajouter une gigantesque pelletée de ciment. Celui-ci dégouline dans ma cage thoracique jusqu'à s'y solidifier autour de mes poumons et de mon cœur.

Je suis inquiet.

Lyvie est blessée au pied et à la tête; elle avait l'air chambranlante en se rendant à la porte. Je soupçonne une commotion, elle n'est certainement pas très loin. Malgré son avertissement de ne pas la chercher, je m'élance à sa suite d'un pas mesuré. Nulle part dans le couloir ne vois-je de trace d'elle. Je referme la porte et poursuis mon chemin. Arrivé à la réception, Rosalie me salue avec entrain, comme à son habitude; je lui rends la pareille d'un hochement de tête solennel. La bonne humeur n'est pas la marque de commerce de la maison. Rosalie y est habituée, elle retourne à ses tâches sans se formaliser de mon mutisme.

Lyvie n'est nulle par en vue; elle est plus rapide que je le croyais... plus en colère aussi, sûrement.

Je jure dans ma barbe, fais quelques pas vers la sortie, puis en décide autrement. Il vaut mieux que j'attende que la poussière soit retombée avant de la rejoindre. Parce qu'évidemment, elle ne veut pas que je la trouve, mais elle n'a jamais rien dit au sujet de la chercher.

— Un problème, Al?

Alain se tient désormais derrière moi, et je sens filtrer son sourire mesquin dans ses paroles. Il n'a jamais été d'accord avec mon idée de faire passer quelques tests à la prochaine madame Blais, comme la plupart de ceux qui sont dans la confidence, à commencer par le Chuchoteur. La différence, c'est que ce dernier est beaucoup plus bavard que mesquin. En prime, il se contente généralement d'exécuter les ordres, alors qu'Alain a pris de mauvaises habitudes en incarnant le rôle de chef à mon compte.

J'ignore sa question dans le but de retourner dans mon bureau. Je dois lâcher prise pour éviter de me défouler sur la mauvaise personne. J'ai surtout besoin de calmer mes nerfs.

Cette femme me rend fou.

Je jure une nouvelle fois et accélère le pas jusqu'à la suite. J'y entre en soupirant et me dirige vers le bar. La bouteille de whisky y est neuve, vu comme je ne bois pas souvent. Le sang-froid est une nécessité dans le cadre de mon travail, à la fois en tant que pisteur mentor et patron de l'organisation. Ce cabinet où se côtoient sans discrimination le rhum, la vodka, le whisky et d'autres alcools de concentration variée n'est là que pour mes invités, et pour Alain, qui apprécie de boire lorsque nous parlons ensemble des événements à venir et de ses obligations connexes.

Je me sers deux doigts de liquide ambré et l'aspire plus que je le savoure. L'alcool me brûle le gosier, et je ferme les yeux pour m'en imprégner. Le premier verre n'est généralement que la mise en place du second, que je verse de façon approximative avant de sortir mon téléphone de ma poche. Je prends une unique gorgée cette fois, laissant l'alcool incendier mon gosier. Je l'entendrais presque grésiller en chemin vers mon estomac. C'est un bien maigre châtiment pour ce que je fais subir à ma tigresse, mon petit sucre, partie dans un état de détresse avancé.

En réalité, je suis conscient de ne pouvoir m'en prendre qu'à moi-même.

C'est la raison pour laquelle je suis prêt à lui laisser un peu d'avance.

Mais pas trop. Juste assez pour lui laisser le temps de décolérer.

La sonnerie coupe, et la voix d'une femme au grain chaud répond.

Le fauve écarlateWhere stories live. Discover now