Chapitre 1 - Amusée

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Deux, quatre, six, huit, dix, douze, quatorze, seize... seize?

— Qui a mangé des biscuits?

Mes fournées se font toujours en multiples de six, c'est donc qu'un voleur est passé par la cuisine pendant que j'avais le dos tourné. Ma question ne reçoit pas de réponse, et je me rends compte que la maison est plongée dans un silence suspect. Les mains sur les hanches, je lève les yeux pour chercher les présumés coupables.

Debout entre le four et le bout de comptoir qui me sert de plan de travail, j'ai une vue directe sur la salle à manger — une table qu'il faut contourner pour atteindre la patère dans l'entrée — et le petit salon. La grande baie vitrée, orientée plein sud, illumine la moindre surface, le moindre espace des deux pièces principales de cette extrémité de la maison. La beauté du soleil de fin d'après-midi arrive presque à camoufler le désordre qui règne. Le vieux sofa que m'a donné ma mère, recouvert d'un drap, est jonché de peluches, et le tapis qui couvre la surface presque entière de la parqueterie usée est un champ de mines où même une équipe de démineurs ne voudrait pas mettre les pieds.

Même avec des bottines, il est possible de sentir la meurtrissure d'une pièce de lego imbriquée dans la plante d'un pied.

Puisque les présumés coupables sont assez petits pour se cacher dans les moindres interstices, je m'avance jusqu'au salon, à l'affût d'un mouvement, d'un souffle rieur.

— Emmett, Emma! Venez ranger les jouets avant l'arrivée de tante Jaëlle et de grand-maman...

J'espère ainsi les faire sortir de leur cachette et avouer leur crime. Mais seul le silence relatif de la maison me répond. La maison mobile que j'ai achetée à la fin de juin n'est pas bien grande et pas très bien isolée : les parties de cache-cache sont faciles, car le moindre éternuement fait remuer les murs, et les cachettes sont restreintes par le minimalisme de mes possessions, résultat d'une séparation rapide et radicale.

Pour me rendre à ma chambre, où les voleurs présumés sont forcément cachés — loin de la scène de crime —, je dois traverser un couloir principal étroit où s'ouvrent quatre portes à droite : d'abord un minuscule garde-robe qui ne peut guère contenir plus qu'un chauffe-eau et une tablette, une salle de bain fraîchement rénovée qui représente à elle seule la moitié de la valeur de la propriété, une salle de lavage presque vide qui sert de débarras, de garde-manger et de cachette principale ainsi que la chambre des enfants, comblée en grande partie par leurs lits jumeaux et deux meubles : un pour leurs jouets, et l'autre pour leurs vêtements.

— Où sont cachés ces petits voleurs de biscuits...? dis-je en longeant le couloir d'un pas qui se veut hésitant.

Cela fait partie du jeu, de les faire languir.

Des gloussements étouffés retentissent à ma gauche alors que je me tourne vers la salle de bain, à droite. Même si la pièce est spacieuse et qu'il est facile de constater l'absence de fugitifs, je prends le temps de vérifier dans la baignoire sur pieds. Trônant au centre de la pièce sur un bout de carrelage surélevé, elle est complètement entourée d'un rideau de douche et permet de cacher jusqu'aux enfants les plus grands. Dans un geste théâtral, j'ouvre les pans du rideau d'un coup sec. Personne, évidemment. La douche, dont la vitre glacée laisse passer les formes et les couleurs, révèle qu'il n'y a personne là non plus. Le reste de la pièce n'offre aucune autre cachette, à moins de pouvoir s'insérer dans l'un des tiroirs du comptoir.

— Personne dans la salle de bain...

En sortant dans le couloir, des percussions plantaires me révèlent un changement exprès de position. Je glousse et poursuis ma route d'un pas lent. Par réflexe, je caresse du regard chacun des dessins accrochés au mur. Des soleils, des maisons... et des bonshommes effrayants avec des pupilles trop grosses comparativement à leur tête. Ils bruissent sur mon passage. J'ai parfois peur d'en arracher certains sans le vouloir, pourtant je ne les enlèverais jamais. Ils apportent de la couleur aux murs gris que je n'ai pas eu le courage de repeindre à mon arrivée, moins d'un mois plus tôt.

Le fauve écarlateWhere stories live. Discover now