Chapitre 1 - Désolée

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Je déambule dehors toute seule, en plein milieu de la nuit, le front et la bouche poisseuse de sang, avec une seule chaussure au pied. Nous sommes en novembre, et même s'il n'a pas encore neigé, l'air est froid, et le ciment du trottoir, glacial. De grandes bourrasques s'infiltrent sous mes vêtements, me harcèlent comme mes pensées.

À quoi ai-je pensé en me précipitant dehors ainsi?

À t'éloigner de lui, Lyvie. Tu l'as fait avant qu'il arrive à te convaincre de quoi que ce soit de plus. C'est sa spécialité, après tout...

Alaster Blais n'est qu'un menteur et un manipulateur. Et moi, je ne suis qu'une abrutie.

Notre dernière conversation rejoue en boucle dans ma tête embrumée, parasite mes pensées, et je manque de me faire frapper par une voiture en traversant à un carrefour, inattentive à mes environs. Je réagis à peine face aux phares, entends à peine les imprécations de la femme, poursuis mon chemin. J'ai les yeux ouverts, mais je ne vois rien d'autre que ma propre stupidité, ma propre honte.

Alaster Blais est le patron. Le vrai patron. Toute cette situation horrible n'était qu'une mascarade. Le déversement, faux. Les menaces, fausses. Et la réunion, un simple prétexte pour me tripoter, j'en mettrais ma main au feu!

Et le pire, le pire, c'est que je ne suis même pas étonnée, je suis furieuse! Contre moi-même d'avoir pu croire un traître mot sorti de sa bouche, et contre ses manigances, qui ont exactement atteint leur but!

Si à mon départ je regardais régulièrement par-dessus mon épaule, après vingt minutes, je comprends qu'il n'a envoyé personne pour me ramener.

De façon générale, on me laisse tranquille. Des passants me lancent des regards étranges, certains esquissent un geste pour me suivre, d'autres accélèrent en sens inverse. Peut-être qu'on appellera la police, ou peut-être pas. Je n'ai même pas la force de m'inquiéter. Mon seul objectif en ce moment, c'est d'aller chez ma meilleure amie pour m'excuser. Je n'ai aucune idée de ce que je lui dirai, je doute même qu'elle m'ouvrira la porte, si je suis bien honnête avec moi-même... je m'en fiche. Je dois au moins essayer de réparer ce pont qu'on m'a forcée à brûler. Pour rien.

Je ne sais au bout de combien de temps à errer, le sol me donne l'impression de commencer à tanguer, j'en ai des haut-le-cœur, et mes orteils dénudés sont gelés, éraflés. En prime, le pansement que j'ai au pied est maintenant plein de gadoue. Ce serait bien ma chance de finir avec une infection... ou une engelure.

Le bloc de copropriété se dresse enfin devant moi, tel un mirage.

Je profite du fait que quelqu'un en sort pour entrer. Pas question de sonner de l'extérieur, je ne veux pas lui laisser la chance de me raccrocher la ligne au nez. Je ne prends d'ailleurs pas l'ascenseur parce qu'il me semble qu'il faut une carte spéciale pour le faire bouger. Et sinon, j'ai peur de rester coincée entre deux étages. Les lumières me semblent trop vives, trop blanches, après la noirceur de la nuit, mais même si Alaster croit que les pilules dans le flacon sont des cachets d'acétaminophène, hors de question que je les prenne...

Puis je me rends compte que je n'ai pas mon sac à main, et j'éclate d'un rire fou. Je n'ai pas mes pièces d'identité, ni de téléphone, rien! Le rire se meut en pleurs, et c'est avec le visage ruisselant de larmes que je cogne à la porte que je cherche, deux étages plus haut. Je regrette de ne pas m'être nettoyée, je dois avoir l'air complètement paumée.

— Qu'est-ce que tu fais là? demande une voix de l'autre côté du chambranle.

Le ton est hésitant. Si je fais peine à voir en vrai, je n'ose pas imaginer ce que ça donne en étant grossie par l'œil-de-bœuf. J'essuie mes joues à la hâte, et entre deux reniflements, j'arrive à stabiliser ma voix et à regagner un minimum de dignité.

Le fauve écarlateWhere stories live. Discover now