Chapitre 19 - Dissimulée

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Après les présentations et la période d'activité post-arrivée des invités, un silence relatif est tombé sur l'assemblée. Une chaise m'est attribuée entre Alaster et Fort, et je saute sur l'occasion de me distancier de mon cavalier un minimum. Malgré la distance entre mes oreilles et la délégation chinoise, j'attrape ici et là des bribes de conversations. Thomas s'acquitte très bien de ses fonctions dans les circonstances. Il arbore toujours un masque nerveux et lance quelques regards inquiets vers Alaster de temps en temps, mais de façon générale, et pour un oeil externe, il a l'air à l'aise.

Le repas commence, ce qui me donne une belle occasion de ne pas parler, comme Alaster le souhaitait au départ. De toute façon, je n'ai rien de bien élogieux à lui dire en ce moment. Notre conversation dans la chambre d'hôtel me laisse en bouche un goût amer. J'ai été dupe en croyant qu'un homme comme lui aurait pu un instant être agréable — si je mets de côté la façon qu'il a de m'embrasser ou les sensations qu'il provoque chez moi au moindre toucher. Même si je me suis déplacée en sachant que notre couple n'en serait un qu'en apparence, jamais je n'aurais cru que cette illusion n'en serait une qu'à mes yeux. Depuis le début il prévoyait se servir de moi comme d'un accessoire, un présage de mort aussi efficace qu'une lame ou une arme à feu.

Je me sens utilisée. Pas encore souillée, heureusement, mais pas loin.

Le pauvre Thomas, avec qui j'ai toujours eu une agréable relation, n'est plus capable de soutenir mon regard plus de quelques secondes à la fois. Chaque occurrence semble lui montrer de vives et lugubres images, car son teint n'a pas repris ses couleurs d'origine. Je reporte mon attention sur mon assiette, puisque je ne peux rien faire d'autre. Le repas a l'air délicieux, mais je n'ai pas faim.

J'ai déjà hâte de rentrer. L'idée de m'éclipser m'apparaît séduisante, mais irréalisable : Alaster retient en otage mes effets personnels, de mon téléphone à mon portefeuille, en passant par mes clefs de voiture. S'il m'arrive quoi que ce soit ce soir, il sera impossible d'identifier mon corps autrement qu'au moyen de mon dossier dentaire.

Cette pensée me rend encore plus furieuse, et je me rends compte que même après ce soir, rien ne garantit que je serai libre.

Alaster semble épris par de nombreuses conversations à la fois, autant de vive voix que par textos, pourtant lorsque je remue pour alléger la pression sur mes fesses en compote ou décroise les jambes, il se tourne vers moi, glisse une main sur une partie de mon corps ou m'adresse quelques mots. Il joue les cavaliers modèles avec brio. Pour ma part, je ne lui réponds pas, et j'infuse dans mes sourires le plus d'amertume possible. Dans l'intervalle entre le plat principal et le dessert, n'y tenant plus, je décide de lui adresser la parole par nécessité.

Je pose une main sur son bras et attends qu'il daigne se pencher vers moi pour recueillir mes paroles.

— Permettez-vous que je passe au petit coin, ou dois-je attendre que vous daigniez m'y accompagner comme le ferait un maître pour son chien, Al?

Je mets l'accent sur le diminutif comme on donne le coup final sur la tête du clou, et sa bouche tressaute.

— Vous n'êtes pas un animal, Lyvie... cependant si vous mettez trop de temps, j'enverrai Fort' vous chercher, et lui n'hésitera pas une seconde à vous rapporter au bout d'une laisse.

La menace fonctionne mieux qu'une lame contre ma gorge. Je grimace et déguerpis. Enfin, je me lève le plus rapidement que je le peux avec des escarpins vertigineux aux pieds et les jambes en coton d'avoir été assise aussi longtemps. Du coin de l'oeil je remarque que Thomas et l'assistante de Monsieur Li ne sont plus à table. Je passe près d'encastrer cette dernière dans un mur en tournant le coin qui mène à la salle de bain des femmes. Mon épaule heurte la sienne, et je me confonds en excuses, confuse.

Le fauve écarlateOù les histoires vivent. Découvrez maintenant