Chapitre 6 - Coincée

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Assise dans ma cuisine, le lendemain matin, je me sens prise au piège. Normalement, la luminosité tamisée d'une matinée à siroter mon café m'aide à commencer ma journée. Pas aujourd'hui.

— Je suis désolée, Madame Beauregard, je n'ai pas de place avant cette date.

J'ai juste envie de hurler sur cette pauvre dame que j'ignore même si je serai encore vivante à ce moment-là. Normalement, deux semaines est un délai raisonnable. Un peu long, mais raisonnable, administrativement parlant. Ce matin, alors que j'essaie de prendre des dispositions au cas où la panthère écarlate déciderait de venir me faucher dans mon sommeil? Déraisonnable. Risible, même!

— Écoutez, je veux simplement faire modifier un testament existant, et...

— Oui, je comprends, me coupe l'adjointe, mais maître Ladouceur est très occupé à cette période de l'année.

C'est le troisième bureau de notaire que j'ai au bout du fil, et aucun n'a de disponibilité dans l'immédiat. J'essaie de me tempérer en tapotant du bout des doigts sur la table, regardant les vaguelettes ainsi causées dans mon café encore chaud parce que réchauffé deux fois. Deux semaines, c'est peut-être moins que ce que j'ai en banque, aussi. Qui sait si, en fait, l'inconnu m'a déjà oubliée? Son petit laïus me revient en tête, et je la secoue.

Non. Je suis convaincue qu'il trouvera un moyen de remonter jusqu'à moi. Un homme qui a pour désir de marquer une femme comme il l'a énoncé et qui baigne dans des trucs pas très nets a sûrement des moyens astronomiques et une volonté inébranlable. Ne serait-ce que pour me torturer, ce sadique n'hésitera pas un instant à remonter dans mes antécédents, que ce soit avec mon prénom inhabituel ou même avec ma plaque d'immatriculation. Il peut sans aucun doute aussi accéder à mon dossier de crédit, voire dénicher mes notes d'université ainsi que le nom de tous les hommes que j'ai fréquentés dans les dix dernières années.

J'ai une sueur froide à la pensée qu'il puisse s'en prendre aux enfants.

Bon sang, dans quoi suis-je tombée?...

— Madame? Voulez-vous le rendez-vous? me rappelle à l'ordre la gentille adjointe du notaire.

Une chose à la fois. Pour le moment, ma vie n'est pas en danger. J'agis à titre préventif, rien de plus.

— Oui, désolée. Rappelez-moi votre politique d'annulation, s'il vous plaît?

Je l'écoute d'une oreille distraite puis la salue avant de raccrocher. Je note le rendez-vous dans le calendrier de mon téléphone, et un soupir m'échappe, suivi d'un sanglot.

Ce matin, je me sens horriblement seule. J'aimerais pouvoir me confier... mais il est hors de question que j'implique quiconque dans mes histoires. Sauf que j'ai besoin d'aide. Je commence à composer le numéro du poste de police local, m'arrête, fixe mon cellulaire comme s'il s'agissait soudainement d'une limace bien gluante.

J'efface le numéro et dépose le téléphone avec plus de précaution que nécessaire.

— Non. Pas question, Lyvie. D'abord, le camion n'est sûrement plus là, que leur dirais-tu? Ensuite, tu ne sais même pas ce qu'ils ont sorti du camion, ni même si tu n'as pas rêvé tout cette situation! Si tu appelles la police et qu'effectivement l'homme existe et qu'il a réussi à remonter jusqu'à toi... t'es dans de beaux draps.

Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai soudainement envie d'aller jeter un oeil par la fenêtre du salon, dont je n'ai pas encore osé écarter les rideaux depuis mon réveil. J'ai trop peur de ce que je pourrais dévoiler, ce faisant.

Le cœur battant la chamade, je me lève, tasse en main, et marche à pas de souris jusqu'à la grande baie vitrée qui m'a enchantée au moment de l'achat de ma maison de papier. J'ai toujours eu besoin de lumière pour m'épanouir, et une maison avec de minuscules fenêtres me paraissait une mauvaise idée jusqu'à ce que j'entre dans le salon. Ce matin j'aurais préféré avoir une meurtrière, juste au cas où. Mes doigts tremblent jusqu'au tissu couleur de flamme qui donne une ambiance feutrée au salon. Lentement, je tire juste assez pour laisser passer un oeil entre les deux panneaux, retenant mon souffle, m'attendant à découvrir une voiture suspecte dans la rue, ou un homme qui se tiendrait devant ma fenêtre avec un sourire sadique.

Le fauve écarlateDonde viven las historias. Descúbrelo ahora