Chapitre 6

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- Vous n'avez jamais vu un bar ou quoi ?

Lucius me dévisageait avec mépris.

- Je n'appellerais pas ça un bar, plutôt une décharge.

- Ça en a l'odeur effectivement, marmonna le dénommé Alex en secouant sa tête rasée à blanc d'un air écœuré.

En mon fort intérieur, j'étais assez d'accord avec eux mais ma loyauté envers Andrew me poussa à protester.

- Putain mais vous êtes gonflés, vous ne sentez pas non plus la rose, je vous signale ! J'ignorais que les métas avaient une sensibilité aussi délicate !

En réalité leur odeur n'était pas si désagréable, pour être honnête. Jonas sentait la forêt et le musc, malgré son habitat urbain, et ces métas-là avaient une odeur assez similaire. Peut-être assaisonnée d'une touche terreuse attrayante, surtout l'alpha. Non pas que je me sois amusé à le renifler mais disons que nous avions été très proches à plusieurs reprises donc bon, j'avais pu le constater.

J'avais eu du mal à les convaincre de me suivre dans Muck Square mais la carotte de récupérer au plus tôt leur fameuse carte avait finalement décidé Lucius à me suivre. Le trajet avait été tout à fait charmant. Je l'avais effectué coincé entre Alexander et Isabeau, la Louve brune qui ne pouvait pas m'encadrer, et cerné par les deux autres métas dont j'avais appris qu'ils s'appelaient en réalité Benjamin et Léo. Clairement, ma proposition d'alliance de circonstance ne les avaient pas convaincus et ils semblaient très motivés à prévenir une éventuelle tentative de fuite. Je n'en avais pas l'intention. En l'absence de plus d'informations concernant la carte, ce qu'elle représentait, les intentions des feys et plus généralement, ce bordel entier, ils étaient ma meilleure chance de retrouver les enfants. Puisque je n'étais plus mangeable, j'avais l'intention de les coller telle une tique particulièrement motivée.

Le visage des nombreux clients présent au Bones en ce jeudi soir était drôle à regarder, au fur et à mesure qu'ils prenaient conscience de l'identité des nouveaux arrivants. Les métamorphes de Portal avaient leurs propres bars de prédilection et se déplaçaient rarement en groupe, aussi le débarquement d'une telle meute dans cet environnement majoritairement humain créait un vent de panique. Plus d'un habitué se leva discrètement pour quitter la pièce au fur et à mesure que nous avancions vers le fond de la salle. Derrière son comptoir, son torchon habituel à la main, Andrew s'était statufié et nous regardait traverser son bar dans une posture impassible, seuls ses clignements d'yeux trahissant sa stupeur et son inquiétude.

Celui que je cherchais avait sa table attitrée dans le recoin à gauche du comptoir et je l'apostrophai sans plus de manière.

- Salut Saturnin, tu as deux minutes à me consacrer ?

Il releva la tête de sa chope et me regarda en plissant ses yeux chassieux, ignorant délibérément mes accompagnateurs.

- Et ben gamin tu m'aimes aujourd'hui. Deux visites en une seule journée. Je doit être flatté ou je devrais m'inquiéter ?

Je ris en me laissant tomber à côté de lui, les métas se déployant derrière moi comme une mini armée de gardes du corps bien entrainée. Nous arrivions à la bonne heure, il en était encore à la bière. Plus tard dans la soirée, il serait passé au whisky bon marché que proposait Andrew et toute discussion rationnelle aurait été perdue. D'un signe de tête, je désignai la chaise restée vide à Lucius et il s'assit d'un air dégouté tout en examinant le vieil homme devant lui. Ceux qui ne le connaissaient pas, et même la majorité de ceux qui le connaissaient, voyaient en Saturnin le prototype de l'épave confite par l'alcool. Sa peau blême, marquée de centaines de minuscules cicatrices, était plissée par l'âge et les excès et ses mains tremblaient. Ses longues dreads d'un jaune pisseux, qui pendaient jusqu'à ses reins, dégageaient une odeur aigre à laquelle je m'étais habitué au fil des ans mais qui fit plisser les narines du Loup. J'étais un des rares à percevoir la vérité. Saturnin était certes un alcoolique au dernier degré, un pilier du Red Bones où il passait ses journées, un suicidaire en puissance qui se poussait un verre après verre vers la tombe, mais son aura me dévoilait une autre réalité. Je la voyais tournoyer autour de lui, en un million de paillettes d'un bleu roi ardent, volutes furieux d'une vigueur folle qui faisaient de lui le mage le plus puissant et le plus fascinant sur lequel j'avais jamais posé les yeux.

Frontière tome 1-L'éveil du TechnomageOù les histoires vivent. Découvrez maintenant