Chapitre 38

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— Nous allons commencer par nous entretenir dans le salon, aujourd'hui, me dit Mme Jean le mercredi d'après, lorsque je sonne à sa porte, impatient de lui montrer mon muscle.

Je lui jette un regard étonné. Est-ce qu'elle veut me faire un sermon pour m'expliquer à quel point je suis nul ? Cela ne serait pas très étonnant. Bon, ce sera au moins quelques minutes pendant lesquelles je n'aurai pas à faire des pompes ou mordre la poussière. Voyons le bon côté des choses. De toute façon, je me fais déjà humilier au lycée par des professeurs qui me trouvent le cerveau ramolli ou ne daignent pas me faire de commentaire pour mes efforts en célérité.

J'entre donc dans la pièce et là, paf, je tombe sur M. Raspail tranquillement installé sur le canapé.

Je me fige, la bouche entrouverte. Qu'est-ce qu'il fait là ? Est-ce qu'ils se sont réconciliés avec Mme Jean et veulent faire un autre bébé plus réussi que moi ?! Je vous préviens, je ne jouerai pas au baby-sitter. Sauf si je suis payé très cher. Cela me permettrait de refaire ma garde-robe malmenée par mes transformations et de continuer à acheter des vêtements sexy à Martin pour me rincer l'œil en toute impunité.

— Bonjour Théo, me dit le chef de meute de son ton sévère.

J'essaie de lui répondre, mais mes fonctions cérébrales refusent de se mettre en route. Pour une raison inconnue, je ne parviens qu'à me focaliser sur le nez particulièrement proéminent de l'alpha (heureusement, je semble avoir hérité de celui de Mme Jean qui est d'une forme bien plus discrète). Je me dis qu'il ne doit pas être facile de boire au goulot d'une bouteille avec un pif pareil.

— B...bonjour, je finis par bredouiller ce qu'il me semble être trois heures plus tard.

Et se moucher dans également être toute une histoire ! Vous imaginez ?

— J'ai parlé de tes problèmes de transformation à Jérôme, me dit Mme Jean, l'air très contente d'elle-même à l'idée de mêler encore plus de personnes à ma vie privée, et il est tout à fait disposé à te donner des conseils à ce sujet. N'est-ce pas Jérôme ?

L'alpha marmonne une réponse qui doit être affirmative.

Ma mère biologique me pousse vers un fauteuil.

— Assieds-toi, m'ordonne-t-elle.

Je lui obéis, dans un état second. Elle-même reste debout sur ses talons hauts.

— Un café, Théo ? me demande-t-elle.

— Oui, merci, je réponds sans réfléchir.

Ce n'est qu'après que je me rappelle que je déteste cette boisson infâme. Mme Jean a cependant déjà quitté la pièce. Je ne peux tout de même pas la poursuivre pour lui réclamer un chocolat chaud à la place. Quoique je regrette presque de ne pas pouvoir le faire parce que je me retrouve soudain en tête à tête avec M. Raspail.

Un silence de mort s'installe dans la pièce. Apparemment, ni l'alpha ni moi-même ne sommes bons pour faire la conversation. Nous nous contentons pendant un moment d'éviter de nous regarder en feignant d'être passionnés par l'examen du plafond. Je contemple une longue fissure en me demandant si elle risque d'entraîner l'écroulement de la maison. Probablement pas. Mme Jean travaille dans l'immobilier. Elle n'aurait pas acheté cette maison, sinon.

M. Raspail finit par se racler la gorge.

— Alors, me demande-t-il. Tout va bien dans ta vie, mis à part ce problème de transformation ?

— Oui oui, je réponds aussitôt.

Ce n'est pas comme si je pouvais dire : "non, rien ne va ! J'ai du mal à suivre en cours parce que je suis trop occupé à essayer de sauver Gardelune des vampires. Et Martin (oui, vous savez, le fils de votre pire ennemi), Martin me manque terriblement parce qu'il est parti à Lyon étudier le cinéma et passe son temps à ne plus pouvoir venir les week-ends, en dépit de ce qu'il m'avait promis".

Mme Jean revient heureusement à ce moment-là et nous cessons aussitôt d'essayer de faire semblant de converser.

Je me retrouve avec une tasse fumante dans la main qui dégage une mauvaise odeur. Pendant que l'agente immobilière sert à son tour M. Raspail, je fais tomber le plus de morceaux de sucre possible dans le liquide brunâtre pour essayer d'améliorer le goût.

Mme Jean me jette un regard désapprobateur.

— Doucement, Théo, proteste-t-elle. Tu risques de finir diabétique, à ce rythme.

M. Raspail qui s'apprêtait à se servir un nouveau morceau de sucre interrompt précipitamment son geste. Apparemment, il ne tient pas à faire mauvais effet devant son ancienne amante.

Du moins, j'espère qu'il s'agit bien de son ancienne amante et pas de son actuelle. Je ne tiens pas du tout à risquer d'avoir un frère ou une sœur. Je suis déjà gâté avec Éric et ma cousine Florence. Tant pis pour l'argent. De toute façon, je ne suis pas certain que l'on soit payé pour garder son petit frère ou sa petite sœur. J'ai bien peur que l'on soit contraint à le faire pour des prunes, sous prétexte qu'on partage le même sang ou je ne sais trop quoi.

— Alors, demande Mme Jean d'un ton enjoué. Vous avez commencé à bavarder ?

Je prends une gorgée de ma boisson pour me donner une contenance. J'ai mis tant de sucre que j'ai désormais l'impression de boire un bonbon au café liquide. Cela ne rend d'ailleurs pas le goût meilleur, puisque le parfum du café est celui qui continue à s'imposer.

— Écoute, petit, me dit M. Raspail en me regardant de son air renfrogné. Maîtriser sa forme de loup est plus ou moins facile selon les individus. Les personnes qui se laissent trop dominer par leurs émotions ont parfois quelques problèmes.

Je passe sur le fait qu'il m'a appelé "petit" alors que je suis pratiquement majeur (enfin, dans quelques mois, quoi).

— Je ne me laisse pas dominer par mes émotions, je proteste en revanche.

Ce qui est vrai. Je suis une personne rationnelle, moi. Il n'y a que ma mère pour trouver que j'ai "l'âme romantique".

M. Raspail ne paraît pas bien convaincu par cette affirmation.

— Hum, dit-il. Quoi qu'il en soit, je te conseille de faire quelques exercices de relaxation avant d'aller dormir. Et, si tu te trouves un jour coincé sous ta forme de loup, essaie surtout de ne pas paniquer. C'est la dernière des choses à faire.

Ce qui est plus facile à dire qu'à faire... Bon, heureusement je ne panique pas si souvent que cela, même si cela m'arrive.

Le chef de meute entreprend ensuite de me proposer des méthodes pour me vider l'esprit que je suis prié d'appliquer chaque soir.

Si on résume bien, je me retrouve donc en ce moment à devoir :

-Lire des bouquins incompréhensibles de philosophie.

-Faire des exercices de célérité pour rien, puisque nous avons été interrogés sur autre chose.

-Trouver ce que je veux faire du reste de ma vie.

-Retrouver la confiance de mes parents qui trouvent que je fugue un peu trop en ce moment.

-Manger une gousse d'ail crue tous les jours.

-Apprendre à me battre (et à accepter de me faire taper dessus par ma mère biologique).

-Empêcher les vampires d'envahir Gardelune.

-Faire de la méditation avant de me coucher, alors que je partage ma chambre avec une plante mutante.

-Et, surtout, survivre à l'absence quasi continuelle de mon petit ami alors que je commence à être accroc à son odeur.

Si j'étais du genre à paniquer pour un rien, il serait grand temps de m'enfoncer dans une petite crise devant la montagne de tâches qui me sont assignées.

Je me dis soudain que c'est la première fois que je me retrouve seul avec mes parents biologiques. Nous sommes tous les trois assis dans le salon, comme si nous étions une famille ordinaire nous apprêtant à regarder le journal de vingt heures avant d'aller dîner.

Je secoue mentalement la tête. Je préfère largement mes parents habituels. Je pense que j'ai eu une enfance plus normale à leur côté que si j'avais été élevé par Mme Jean. Quoique j'aurais sans doute mieux su me battre. Je serais peut-être moi aussi un ninja, à l'heure actuelle. Ou pas. Elle m'aurait peut-être juste détraqué encore plus le cerveau.

Le loup et moi 2 [terminée]Where stories live. Discover now