1. Rubrique Faits fondateurs (1/3)

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Mardi 13 décembre 2022

La plage de galets que borde la voie ferrée est déserte en cette fin décembre et le soleil a commencé à disparaître derrière les montagnes. Je contemple ses reflets orangés sur la mer depuis la vitre du train et admire le Fort Carré, dont la présence immuable se profile au bout de la ligne droite.

Je soupire et tente d'étirer mes jambes dans l'espace étroit entre les fauteuils : je rentre fourbue mais satisfaite d'un après-midi shopping. J'ai en effet profité d'une journée de repos pour faire mes courses de Noël dans un centre commercial d'une ville voisine.

Je me sens plutôt fière de moi. Malgré mon état d'esprit actuel, et à plus de dix jours de la date fatidique, j'ai trouvé un cadeau pour chacun de mes proches — ma mère, mon frère et son compagnon, et ma meilleure amie, Claire.

J'ai acheté un petit quelque chose pour moi, aussi. Et me suis offert un lait-au-café dans la-chaîne-dont-on-ne-prononce-pas-le-nom. J'ai dégusté ce breuvage acquis à prix d'or au soleil, face à la mer. C'est le seul moment où j'ai vraiment eu envie de pleurer, quand j'ai réalisé qu'il ne me rejoindrait pas sur le banc.

C'est toutefois une journée « creuse », qui ne sert à rien ou presque, qui me permet de décrocher, pour un temps, de mes problèmes familiaux et de mon boulot de journaliste à Nice-Matin, le quotidien du Sud-Est de la France.

Une journée importante, donc, car rare et rien que pour moi.

Sur mon trajet à pied depuis la gare, je remarque à peine les deux camions de pompiers qui filent dans les rues, sirènes hurlantes. Arrivée sur la place principale, alors que je me hâte pour retrouver mon gros chat orange et mon appartement, je ne fais pas cas non plus du boulevard qui semble barré plus bas. Après tout, c'est assez commun dans la ville plus ou moins dynamique d'Antibes, où les travaux sont légion. J'enregistre une vague odeur de fumée et poursuis mon chemin.

Après avoir rangé mes achats, je m'apprête à m'installer sur mon canapé avec mon chat et ma série Netflix du moment quand mon téléphone sonne. Je m'en saisis et grommelle quand je vois l'appelant — mon patron, Yves.

Voici ma journée tranquille qui s'envole en fumée.

— Viviane ? Y a un immeuble qui a explosé juste à côté de chez toi.

J'ai réalisé depuis longtemps que « bonjour » ne fait pas partie du vocabulaire, pourtant assez vaste, de Yves ; or, là, il remporte la palme de la meilleure phrase d'accroche pour une conversation téléphonique.

— Ah, c'était ça ? J'ai cru apercevoir de l'agitation en effet.

— Oui, on ne parle que de ça sur les réseaux sociaux. Va voir tout de suite. S'il te plaît.

Il prononce la formule de politesse comme si des pustules purulentes explosaient au même moment dans sa bouche.

— Je ne m'occupe pas des faits divers normalement, je remarque sur un ton prudent.

— C'est littéralement en bas de chez toi, rétorque-t-il après un long soupir. Ah, la jeunesse, de nos jours.

Son accent chantant du sud ne parvient pas à masquer son dédain.

Oui, ma journée tranquille vient vraiment de s'envoler en fumée.

— Ok, Yves, c'est si gentiment demandé, j'y vais, pas de souci. J'te tiens au courant.

Il ne relève même pas mon insolence, et me remercie avec ce qui ressemble à de la sincérité.

Il y a six mois, avant que l'impensable ne se produise, je ne me serais jamais permis ce genre de réflexion, alors que maintenant... Et Yves n'aurait jamais laissé passer ce type de comportement, avant... Le fait qu'il ait légèrement changé d'attitude avec moi, comme tout le monde, m'a déçu au début. Je ne veux pas être celle à qui on passe tout par pitié. Et je le pensais au-dessus de tout cela. Mais je l'avais de toute évidence surestimé.

Naruto se frotte contre mes jambes et me force à revenir au moment présent.

Je fulmine encore un peu contre Yves : c'est ma journée de récup, j'aurais pu ne pas être chez moi, et cela ne lui a même pas traversé l'esprit. Ok, je ne suis pas beaucoup sortie ces six derniers mois, pourtant je me trouvais bel et bien à vingt kilomètres d'Antibes il y a une heure de cela. J'arrête néanmoins de ressasser et de triturer l'un de mes piercings à l'oreille, enfile mes baskets et fourre mon téléphone et mes clés dans les poches de ma veste en laine noire.

Trois minutes plus tard, je me tiens sur le trottoir, bouche bée devant l'image surréaliste que forme cet immeuble cossu du boulevard Albert Premier, à deux rues de chez moi.

Une partie du toit a été soufflée, et un filet de fumée s'élève au-dessus du bâtiment. Des fissures lézardent les murs, des vitres ont explosé, des débris jonchent le sol, et une voiture garée devant l'immeuble est détruite.

L'odeur du feu, pourtant éteint depuis un moment d'après l'un des pompiers que j'ai interrogé, m'entoure. Malgré les nombreux badauds qui se massent derrière le périmètre de sécurité, j'essaie de me rapprocher de la journaliste de France 3 qui explique la situation devant la caméra.

Elle précise qu'une enquête va débuter pour confirmer ou infirmer la nature accidentelle de l'explosion. Je pose ensuite quelques questions à plusieurs personnes regroupées sur le trottoir. Certaines se trouvaient dans l'immeuble ou dans l'un des bâtiments adjacents au moment de la déflagration, et restent très choquées. Leurs mains s'agitent et leur respiration semble saccadée.

« Bruit effroyable ». « Comme un claquement ». « Murs et sol qui tremblent ». « Forte fumée ».

Tandis que je finis de noter ces ressentis dans un fichier sur mon téléphone, l'un des photographes du journal, que je connais vaguement, arrive, me salue et s'éloigne pour pouvoir prendre en photo l'édifice tout entier. Il se hâte ensuite de photographier les débris par terre, la façade et les badauds avant que le jour ne meure tout à fait. Il repart vite pour envoyer les clichés au journal, je discute un moment avec une personne de la mairie d'Antibes, et rentre chez moi.

Armée d'un dernier café et épaulée par mon chat, je rédige mon article sans attendre, dont une première version est immédiatement publiée en ligne. Ce fait divers fera la première page le lendemain, alors je reste disponible en visioconférence jusque tard dans la soirée pour les corrections finales et la visualisation de la page avant l'impression par l'équipe de nuit.

Une fois plongée dans le travail, je n'en veux plus à Yves. L'urgence dans laquelle il doit être réalisé aujourd'hui me permet de ne pas penser au reste.

Car, chaque jour, c'est à la nuit tombée que les angoisses ressortent.

J'aime néanmoins toujours autant manipuler les mots et inventer des histoires.

Outre mon job de journaliste à Nice-Matin, où je m'occupe plutôt des pages mode et commerces locaux, j'écris des romans, et rêve d'être publiée un jour. Quand j'ai décroché le poste au journal, il y a deux ans, après une année de piges à la fin de mes études, j'étais fière de moi et tout heureuse. J'ai vite déchanté depuis. Je sais que beaucoup aimeraient se trouver à ma place, pourtant j'aspire à plus.

Ces derniers mois, de toute façon, je ne rêve que d'une seule chose, toute simple.

Mais c'est trop tard.

Cela ne pourra jamais se produire.

Je rêve juste d'une ultime occasion pour dire au revoir à mon père.

L'ExplosionWhere stories live. Discover now