18. Robbie [7]

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Lundi 27 février 2023

Je m'en doutais, une semaine sans elle l'a confirmé.

Je suis fou amoureux de Viviane.

Je sais pas où, quand et comment ça a commencé.

Peut-être dès notre première rencontre, au garage ? Car elle s'intéressait aux anciens détenus ? Possible.

Ou quand elle m'a contacté, le 1er janvier, et proposé que l'on se voie, sans même envisager une interview téléphonique.

C'est surement lorsque j'ai remarqué sa coiffure particulière et ses piercings aux oreilles, sous la lumière tamisée du café Brun.

Non, ce qui lui a valu mon admiration éternelle c'est son attitude, le deuxième soir, quand elle a décidé de passer un moment avec moi malgré mon traquenard. Quand elle a accepté de rester pour un date alors qu'elle croyait assister à un rendez-vous pro.

Bon, c'est probablement parce qu'elle m'a embrassé ce soir-là. Et plus si affinités.

Oui, je suis tombé amoureux de l'extraordinaire sensation de nos deux corps joints pour la première fois.

Et, chaque nuit après ça, cette admiration et cet amour n'ont fait que grandir. Je vénérais chaque centimètre carré de sa peau, chaque goutte d'encre, chaque mèche de cheveux.

Il y a aussi l'abandon dont elle a fait preuve ce fameux soir, lorsqu'elle m'a offert cette virginité-là. La confiance absolue qu'elle m'a témoignée. C'est qu'elle devait m'apprécier un petit peu, non ?

Que l'on kiffe les mêmes bouquins, les mêmes films et séries, et le même style de musique ne gâchait rien.

Je crois que j'aimais bien son gros chat roux, aussi. Le fait qu'elle l'ait appelé Naruto, surtout.

C'est bête, je me sentais bien dans son appartement, pas grand mais plus agréable que mon studio pourri. J'ai craqué sur sa bibliothèque, les vieux posters dans sa chambre et ses draps noirs.

Peut-être que c'est à cause de sa force et de sa résilience par rapport au deuil de son père.

Ou est-ce que j'ai pigé avec une certitude absolue lorsque je l'ai quittée ?

Non, je sais pas où, quand et comment ça a commencé.

Et ça n'a finalement aucune importance, car la réalité est là : je suis fou amoureux de Viviane.

Moi, l'ancien détenu, l'enfant maltraité qui fait encore des cauchemars la nuit, le petit trafiquant, l'addict, le bientôt chômeur.

Je suis amoureux de Viviane.

***

Mardi 28 février 2023

Encore un jour où je dois me battre contre moi-même pour ne pas la contacter.

Je pensais que ce serait de plus en plus facile, or c'est le contraire.

Chaque jour qui passe, elle me manque un peu plus fort.

Chaque jour qui passe, je regrette ma décision de lui coller cet ultimatum ridicule et de la quitter.

Chaque jour qui passe, je dois fournir d'énormes efforts pour pas lui écrire de message.

Chaque jour qui passe, je me fais violence pour pas replonger.

Pour couronner le tout, aujourd'hui correspond à mon dernier shift au garage. J'essaie de repousser au loin mon ressentiment, j'y arrive pas. Vers la fin de mon séjour en taule, j'ai repris espoir car on m'a vanté les bénéfices du programme de réinsertion. Je pensais que j'allais pouvoir laisser cette partie de ma vie derrière moi, sans plus jamais regarder en arrière. Et si je galère à retrouver un autre job ? Que se passera-t-il alors ?

Toute la journée au garage, j'exècre les œillades de pitié de mes futurs anciens collègues. Ceux qui restent. Le patron se fait discret et se terre dans son bureau, comme s'il devait se préparer pour un grand audit comptable ou équivalent pile aujourd'hui.

Brahim est déjà parti pour commencer son nouveau boulot. Comme il se doutait que cette journée allait être difficile pour moi, il m'a invité chez lui ce soir.

Tim m'a proposé aussi que l'on sorte pour que j'essaie de songer à autre chose, pourtant je pense que c'est une mauvaise idée. J'aime bien Tim, il est sympa, on rigole bien ensemble, on apprécie la même musique et les bières anglaises. Cependant, il trempe encore dans ce milieu que je ne veux plus jamais côtoyer. Il m'écouterait d'une oreille parler de mes problèmes de CV et de lettres de motivation pour postuler. Puis il me dirait de travailler à nouveau pour Marco.

Oui, Brahim représente un choix plus sûr.

À la fin de cette journée de travail bien particulière, je quitte le garage, le ventre tout tordu, après un dernier au revoir aux gars.

Je rejoins l'appartement de Brahim, pas bien loin du mien, après un court trajet en voiture dans mon vieux tacot. Il m'ouvre sa porte avec un petit sourire triste — mais pas d'expression de pitié. C'est ce que je préfère, chez lui.

Nous sommes à peine installés sur son canapé élimé avec une bière que mon portable émet des bruits anxieux. Je regarde l'écran et grimace : une flopée de messages de ma mère.

— C'est ta meuf ? C'est reparti entre vous ? me demande mon ami, une lueur d'espoir dans ses prunelles brunes.

Mon ventre se serre. Si seulement.

— Non, c'est ma daronne. Je n'ai pas eu de nouvelles de Viviane depuis que je l'ai plaquée.

— Oh, je ne savais pas que vous étiez proches, ta mère et toi.

Un rire amer m'échappe.

— Nous ne sommes pas proches du tout.

Je la déteste car elle ne m'a jamais montré que j'étais important pour elle.

Je la déteste car elle a laissé un de ses mecs me maltraiter.

Or je ne peux pas mentionner cette deuxième raison à Brahim. À part mon ancien codétenu et Viviane, personne ne connaîtra jamais ce sordide élément de mon enfance.

— Ma vieille me contacte que quand elle se fait plaquer et qu'elle a besoin de thunes. C'était le cas il y a dix jours. Bon, là, depuis hier, elle me promet que sa situation financière s'est stabilisée — va savoir par quel miracle. Elle continue pourtant à me harceler de messages, elle dit qu'elle veut qu'on recrée notre relation, qu'elle regrette plein de choses. Je pense qu'elle a toujours besoin de thunes et que ces messages représentent une façon déguisée de m'en demander. Pour mieux me ferrer avec de la fausse affection.

— Elle est peut-être sincère, commente Brahim sur un ton prudent.

— Non, c'est pas possible. Elle doit encore être en galère. Ou je sais pas, elle est peut-être tout simplement en pleine crise de la quarantaine. Bref, arrêtons de parler d'elle.

La bière qui coule dans ma gorge me paraît bien plus amère que d'habitude.

—Ok. T'en es où de ta recherche d'emploi ?

Bien que je sois soulagé qu'il laisse de côté le sujet de ma génitrice sans insister, je soupire avant de répondre.

— Pas bien loin. J'ai déposé mon CV — fort mince, comme tu imagines — dans quelques garages du coin. Je vais faire le tour des agences d'intérim à partir de demain. J'y crois pas trop.

— Tu vas trouver, y a pas de raison. Un gars sérieux, malin et travailleur comme toi.

Mon collègue — non, mon ami — me serre l'épaule et essaie de me transmettre sa confiance en la vie.

Cette confiance que j'ai perdue il y a bien longtemps et que les dernières semaines n'ont pas ravivée, loin de là.

Car je suis amoureux d'une fille que je ne mérite pas.

Je n'ai aucune perspective d'avenir.

Oui, Viviane est vraiment mieux sans moi.

L'ExplosionWhere stories live. Discover now