1. Rubrique Faits fondateurs (2/3)

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Mercredi 14 décembre 2022

Après une courte nuit, un seul cauchemar et deux cafés, je me rends à la librairie sur la place De Gaulle pour acheter le fameux quotidien. J'aurais pu attendre d'arriver au siège pour le découvrir, mais c'est ma première vraie une, après tout ! Jusqu'à présent, je n'avais eu droit qu'à de brèves mentions de quelques-uns de mes articles en sous-tribune droite, sans image. Par la force des choses, le premier jour des soldes d'été ou d'hiver ne représente pas le scoop de l'année.

Tirant sans relâche sur une mèche de mes longs cheveux châtains, je lis et relis les lignes noires qui constituent le titre, imprimées au-dessus de l'un des clichés du bâtiment sinistré, ainsi qu'une phrase pour résumer le texte. Ma première tribune, comme on dit dans le jargon.

Je découvre ensuite l'article en lui-même, "Un mort dans une explosion à Antibes, trois immeubles évacués" : en pages 2 et 3, très factuel, assez court, sans sentiment, et avec de nombreuses photos. « Le pouvoir des images », comme martèle souvent Yves.

L'article est classé dans la rubrique des « faits divers », ce qui m'interpelle à nouveau.

Cela me semble tout à fait inapproprié : comment cet événement qui a détruit la vie de cet homme et de ses proches peut être classé comme un fait divers ?

J'ai toujours pensé que ce type de fait devrait plutôt être relaté dans une rubrique appelée « faits fondateurs ». Car souvent, ils chamboulent tout et changent la vie des personnes concernées — et rarement en bien.

J'écarte ces pensées philosophiques et me concentre sur ma petite réussite. Au milieu de la librairie à la décoration un brin désuète, j'ai envie de me jeter sur la poignée de clients présents pour leur montrer mon article en première page.

Je n'en fais rien, ressors dans la rue qui commence à s'animer et me mets en route vers la gare pour rejoindre le siège du journal à Nice.

Soudain, mon ventre se serre et mes yeux se remplissent de larmes.

Ce n'est pas devant ses inconnus que je souhaite exhiber ma première tribune, c'est devant mon père.

Il m'aurait félicitée, une étincelle dans ses yeux noirs, et aurait dit « tu te débrouilles, quand même », équivalent pour lui de « tu es la meilleure journaliste que cette terre n'ait jamais portée ».

Cela n'arrivera pas.

Cela n'arrivera plus.

Je prends plusieurs grandes inspirations, essuie d'une main tremblante quelques larmes isolées et parviens tant bien que mal à la gare d'Antibes.

Je travaille souvent depuis chez moi et bouge pas mal sur le terrain pour mes articles, néanmoins aujourd'hui Yves m'a convoquée pour parler de l'explosion. Le siège du journal se trouve juste à côté de la gare de Nice-Saint Augustin, et je profite du trajet en train pour me mettre à jour sur les réseaux sociaux.

Le nouveau site, reconnaissable de loin avec sa façade dorée et son design en escalier, vibre déjà de l'effervescence de la rédaction. Des téléphones sonnent, des bips-bips incessants signalent l'arrivée de notifs, des gens s'interpellent au sujet de tel ou tel article, et les machines à café ne chôment pas. Je dépose ma veste et mon sac à ma place dans l'open space, tout en saluant quelques collègues, qui me regardent avec l'air habituel qu'ils me réservent depuis la mort de mon père et mon meltdown en salle de réunion.

Dans le bureau d'Yves — décoration minimaliste et bordel sans nom — j'ai la mauvaise surprise de découvrir mon confrère Julien. J'aurais dû m'y préparer, cela dit, parce que c'est lui qui s'occupe de la plupart des faits divers. Mais mon cerveau fonctionne de façon un peu différente ces temps-ci, et cette éventualité ne m'a même pas traversé l'esprit. J'espère juste que notre patron va nous annoncer qu'il reprend le sujet, tout seul.

L'ExplosionTahanan ng mga kuwento. Tumuklas ngayon