Que vengeance soit faite

204 20 3
                                    


Mère vit que son fils ne se sentait pas à son aise, elle décréta donc qu'elle lui laissait jusqu'au dîner pour préparer ses mots. Puis elle alla donner les ordres aux marmitonnes, dans la cuisine du sous-sol.

A présent seuls dans le grand salon, je me rassis sur le sofa de velours. L'ennui me comblait, alors je feuilletai le Nibelungen que Mère avait acheté au marché. Dans le silence de plomb, j'entendis des petits grommèlements provenant de ma droite. André se tenait debout face à la grande fenêtre qui donnait sur le vrai dehors.

Peut-être était-ce une impression, mais ses yeux me semblaient déshonorés d'une accusation injuste. La dernière fois qu'il avait eu ce regard damné, c'était lorsque Père s'était éteint, il y a de cela plusieurs années. Un accident de chasse, nous avait-on dit. Lui et Mère n'avaient jamais pleuré ni même verser la moindre larme, par fierté, mais André s'était juré de le venger.

Moi, j'eus seulement ressenti un pincement au cœur, et une petite boule désagréable dans la gorge. Nous n'avions jamais été proches Père et moi, nous étions presque pour dire des « étrangers » vivant sous le même toit. Une fois, je m'étais demandé si j'avais bien du sang de cet « inconnu » qui coulait dans mes veines.

Je sursautai lorsque j'entendis un nouveau grommellement -plus fort que les précédents- de la part d'André.

Un laquais en livret -surveillé du coin de l'œil par l'ombre de Mère- avait déposé la viande d'ours saignante et les légumes vapeurs sur un même torchon blanc, où la couture commençait à se défaire avec le temps. Mère nous fit asseoir autour de la nappe blanche. Dès que les assiettes furent pleines, Mère donna un discret coup de coude à son fils. Ce dernier releva la tête de la carcasse d'ours qu'on lui avait servi. Je pouvais sentir sur moi l'attention désemparée d'André qui n'avait pas descellé les lèvres depuis que Mère lui avait parlé.

-  Natacha..., balbutia-t-il.

Il était rare de l'entendre bafouiller. Ce qu'il s'apprêtait à annoncer s'annonçait inquiétant. J'évitais soigneusement tout contact visuel, dans l'espoir que cela lui puisse aider à cracher le morceau.

Finalement, Mère s'en retourna à la cuisine, nous laissant André et moi, seul à seule.

- ... J'ai donné ma démission au seigneur Farouk ...

Curieux ! André avait toujours pris un malin plaisir à se vanter de ses hautes fonctions, alors pourquoi partir ?

- ... Et lui ait recommandé que tu me succèdes ... Natacha ...

Mon frère s'était retiré de ses fonctions pour que je puisse prendre la relève ? Je me demandais réellement dans quel pétrin il m'avait mise. Je ne me sentais pas à assumer autant de responsabilités. Je savais à peine veiller sur la cuisson d'une casserole de riz, alors veiller sur le seigneur... cela était bien au-dessus de mes forces et de ma mémoire.

Et Mère était au courant de cela ? Elle qui voulait à tout prix me laisser pourrir ici, elle laisserait André m'offrir en pâture à un monde dont je n'avais entendu que de vagues phrases ?

- Pourquoi m'as-tu fait ça ? m'entendis-je répondre. Mère...

- Maman te pense suffisamment grande pour faire ton apparition à la Cour des grands. En revanche, ce qu'il faut que tu saches avant toute chose,  je n'ai certainement pas fait ceci pour flatter ton ego. Tu feras sûrement un moins bon aide-mémoire que moi ! Mais là n'est pas le sujet. Je veux juste que tu m'accordes une toute petite faveur...

Au moins, il avait retrouvé sa vivacité. Je lui fis un signe de la main pour l'inciter à énoncer sa faveur qui avait l'air de lui tenir tant à cœur.

- Lorsque je travaillais comme aide-mémoire, je collaborais avec un Dragon...  c'était un dénommé ... Boris.

Il avait dû déployer de tels efforts pour oser prononcer ce nom, car aussitôt ce mot sorti de sa bouche, il eut comme une moue de dégoût.

- ... Soit ... en te nommant comme nouvelle aide-mémoire, tu accéderas à la Cour, tu honoreras notre famille, tu auras la belle vie et les poches pleines.

J'écoutais avec soin, attendant patiemment la chute : ma contrepartie.

- En échange, ... je te demande de faire tout ton possible pour renvoyer le Dragon de la Cour.

Je manquai de m'étouffer avec le peu de nourriture que j'avais mastiqué. Pourquoi voulait-il que je chasse un homme de son gagne-pain ?

- Ne t'encombre dans de longs discours, m'interrompt-il lorsque j'eus esquissé un geste. Saches simplement que si Père n'a pu nous voir grandir, toi et moi, c'est qu'ils l'ont tué, répondit-il avec la plus légère simplicité.

- As-tu conscience de la gravité de tes accusations ? Que je me souvienne, tu n'étais pas avec lui, lorsqu'il est mort !

André se leva comme un ressort. Ses cheveux blonds dissimulaient son visage à la façon d'un rideau, sa bouche se tordait, tous les muscles de son corps tremblaient.

Il m'empoigna brusquement de ma place et m'amena un peu plus loin de la table. Il me poussa violemment contre le mur de pierre. Il tenait fermement entre ses deux mains d'acier mes deux maigres poignets. Il rapprocha ses lèvres de mon oreille, jusqu'à en sentir son souffle chaud et son crin blond me démanger la joue :

- Tout ce que je te demande, Natacha, c'est de m'obéir ! Si tu remplis la part de notre marché,    tout se passera pour le mieux. Dans le cas contraire, tu seras reniée de notre famille pour trahison avec l'ennemi. Et ce serait bien déplorable ! Père avait une bien piètre image de sa fille, j'aurais au moins pensé que tu veuilles lui prouver qu'il avait tort... , me  cracha-t-il au visage. Demain, je te donnerai les dernières instructions. Ai-je bien été clair ?

Il l'était. Ma tête hocha avec un petit bruit d'os.

𝕸é𝖒𝖔𝖎𝖗𝖊𝖘 𝕯'𝖚𝖓𝖊 𝕮𝖍𝖗𝖔𝖓𝖎𝖖𝖚𝖊𝖚𝖘𝖊Où les histoires vivent. Découvrez maintenant